Mise en bouche

Quand la modernité d’un chef renommé s’empare du berceau de l’art de vivre à la française, l’alchimie fait naître ore : un café contemporain imaginé par Alain Ducasse au cœur du château de Versailles. Rencontre avec un ambassadeur prestigieux  de la cuisine française.

Stéphane Duchiron, chef du restaurant ore–Ducasse au château de Versailles, et Alain Ducasse. Photographie Pierre Monetta.

L’un de vos premiers restaurants, à Monaco, s’appelait le « Louis XV ». Depuis quelques temps, le potager du jardin de Trianon recréé par Alain Baraton et ses jardiniers fournit l’un de vos restaurants, le Plaza Athénée. Vous ouvrez aujourd’hui un café contemporain ore-Ducasse au château de Versailles… D’où ma première question : entretenez-vous un rapport particulier avec l’histoire et la culture du XVIIIe siècle?

Alain Ducasse Je suis fasciné par le château de Versailles. Qui ne le serait pas? C’est un lieu qui résume tout un moment de l’histoire de France – et un moment absolument essentiel de notre pays. On y lit les grandes problématiques politiques et économiques comme la centralisation du pouvoir ou le colbertisme qui sont encore des questions actuelles. Le Château convoque aussi la mémoire des grands artistes classiques français. Et bien sûr, le plus important pour un cuisinier comme moi, il est le berceau d’un art de vivre raffiné dont nous sommes aujourd’hui les héritiers.

Justement, pouvez-vous nous présenter ore–Ducasse au château de Versailles?

A. D. Dans ce lieu unique, le jour, ore (bouche en latin) propose aux visiteurs des classiques de la cuisine française mais aussi des assiettes légères et rapides pour les petites faims ou encore de fines pâtisseries. Le soir, après les visites, Ducasse au château de Versailles pourra être privatisé et deviendra le théâtre de grands dîners dans une mise en scène évoquant le cérémonial royal. Deux expériences culinaires mémorables dans un même cadre historique prestigieux. Deux façons de savourer Versailles.

Vue sur la cour d'honneur depuis le restaurant ore–Ducasse. Photographie Christian Milet.

Pouvez-vous raconter à nos lecteurs les différentes étapes de la création d’un plat, de l’idée jusqu’à l’assiette?

A. D. Le point de départ, c’est toujours l’histoire que l’on veut raconter, c’est-à-dire la traduction culinaire de l’esprit d’un lieu et d’un moment. Lorsqu’on est à Versailles, cette approche est à la fois facile et difficile. Facile car le lieu est incroyablement inspirant. Mais elle est aussi compliquée dans la mesure où elle doit s’adapter à une clientèle très spécifique. L’ensemble du processus de création d’une carte dure en général à peu près un an. Au début, je donne une feuille de route à mes collaborateurs puis nous arrivons à une liste d’une centaine d’idées. À partir de là, commence un travail de sélection et d’affinage du trait. Nous commençons alors à cuisiner les plats, je goûte, je rectifie, je re-teste – bref nous pouvons faire des dizaines d’allers-retours pour arriver à la recette exacte. Ainsi, les plats qui sont finalement à la carte le jour de l’ouverture ont-ils déjà été réalisés plusieurs dizaines de fois.

Quelle importance spécifique accordez-vous aux accords mets et vins?

A. D. C’est un aspect fondamental du repas à la française : après avoir composé leur menu, les convives s’interrogent : qu’allons-nous boire ? Question essentielle, en effet, car accorder mets et vins est un art subtil. L’image musicale est évocatrice : chaque membre du duo jouera sa propre partition en veillant à l’harmonie de l’ensemble. L’analogie du dialogue est aussi très pertinente : la saveur du plat et le bouquet du vin tomberont d’accord. Le sommelier est le prolongement du cuisinier auprès du convive. Son conseil repose bien sûr sur sa connaissance du vin. Mais il exige aussi une intimité avec l’esprit de la cuisine qui est servie. Et, plus difficile encore, il réclame une compréhension instinctive des envies du convive. Cherche-t-on un vin qui porte le mets et en exalte avec discrétion les saveurs ou bien veut-on jouer le contraste ? Faut-il s’aventurer sur des territoires inédits ou bien savourer le plaisir de structures éprouvées ? Le vin est l’allié généreux du cuisinier.

Salon Le Vau du restaurant ore–Ducasse. Photographie Pierre Monetta.

L’une de vos prouesses est d’être parvenu à construire une carte exceptionnelle dans de nombreux restaurants, mais également de mettre en place les bonnes personnes et l’organisation capables de mettre en musique cette carte.

A. D. J’ai compris très tôt l’absolue nécessité qu’il y a à s’entourer d’une bonne équipe. Mes plus proches collaborateurs, en cuisine, pâtisserie, sommellerie ou salle, travaillent avec moi depuis dix, vingt, voire presque trente ans. Ils sont totalement imprégnés de ma vision culinaire. Depuis toujours, je suis très attentif à la formation et au partage du savoir. C’est en faisant grandir ses collaborateurs que l’on fait grandir son entreprise. Dès 1999, nous avons d’ailleurs ouvert nos premiers Instituts de formation en cuisine et pâtisserie.

Considérez-vous que la cuisine, davantage qu’un art de la table, est la mise en place de processus et d’une discipline de travail qui pourront être reproduits par d’autres, tant que ceux-ci sont bien formés et rigoureux?

A. D. Art éphémère, la cuisine est un travail de chaque jour où la répétition est une qualité – maîtrise – et un danger – routine. S’il faut travailler les gestes techniques jusqu’à la perfection, c’est pour en changer le moment venu.

Vous définissez ainsi la singularité de votre démarche : « on cuisine ce qui nous est apporté, on ne commande rien. On va faire avec ce que l’on a. » N’est-ce pas une clé de votre réussite : partir, dans chaque environnement, de ce qui peut être facilement trouvé et reproduit, et de manière récurrente ?

A. D. C’est vrai : je commence par regarder ce que j’ai, puis ce que je sais faire avec ce que j’ai. Un exemple : lorsque j’ai ouvert mon restaurant au Qatar, dans le Musée de l’art islamique de Doha, j’ai passé beaucoup de temps à identifier les ressources et les habitudes alimentaires locales. Je me suis aperçu que le chameau faisait partie de la palette alimentaire traditionnelle du pays. Inutile de dire que je n’avais jamais appris à cuisiner le chameau. Mais j’ai regardé dans l’immense éventail de la cuisine française la technique qui pouvait convenir à cette viande. Il en est sorti une recette, le « chameau Rossini », que mes clients ont plébiscitée.

Vous venez du Sud-Ouest de la France mais cette idée de « faire avec ce que l’on a » me rappelle davantage l’Italie. L’Arte Povera bien sûr, mais surtout cette cuisine italienne chiche et authentique qui a donné naissance au mouvement Slow Food.Que vous inspire cette initiative fondée dans les années 1980 en réaction à l’essor des fastfoods?

A. D. Je connais bien Carlo Petrini, le fondateur de Slow Food et je partage son point de vue sur l’enjeu majeur que représente la nourriture. Nous devons apprendre à nous nourrir autrement et, pour cela, nous devons apprendre à cultiver, pêcher et élever les animaux autrement. Les ressources naturelles ne sont pas inépuisables, il faut les utiliser de façon responsable.

Vous êtes petit-fils de menuisier et passionné de design. Êtes-vous intervenu dans le choix du mobilier pour ore ? Si oui, avez-vous cherché à vous placer dans une continuité historique ou avez-vous opté pour des objets conçus par des créateurs modernes, voire contemporains ?

A. D. La conception architecturale du restaurant est l’œuvre de Dominique Perrault et le design celui de Gaëlle Lauriot-Prévost. Nous avons effectivement travaillé de manière très proche. Le restaurant est une très grande réussite et l’on s’y sent à l’aise. Les aspects fonctionnels et esthétiques sont très maîtrisés et j’aime beaucoup cet équilibre subtil qui a été trouvé entre le respect de l’histoire et la contemporanéité du design.

Le vestibule, une des salles de ore–Ducasse au château de Versailles, pour une pause gourmande en journée. Photographie Pierre Monetta.

On parle beaucoup aujourd’hui de « design culinaire », soit de mise en forme afin que les plats soient non seulement bons mais aussi élégants. Ces recherches presque esthétiques nourrissent-elles votre cuisine ?

A. D. Je répondrai en reprenant les termes de « convenance » et « harmonie » qui m’ont été soufflés par Frédéric Didier, architecte en chef des monuments historiques, à propos de l’architecture de Versailles. L’esthétique d’un plat doit certes être harmonieuse – et j’accepte tous les débats qui peuvent surgir sur l’interprétation de ce mot. Mais la présentation de l’assiette doit aussi répondre à une fonction. La forme ne peut pas prendre le pas sur le fond et je n’ai pas envie de servir des énigmes visuelles à mes clients. De la même façon que je veux qu’une carotte ait un goût de carotte, je veux qu’elle reste reconnaissable car la vue est le premier organe du goût.

Avez-vous un plat préféré?

A. D. Imposer mes goûts à mes clients est un luxe que je ne peux pas me permettre ! Mais je reconnais que j’aime beaucoup les céréales et les légumes cuits doucement dans une cocotte – au point que j’ai créé un plat-signature que j’ai appelé la Cookpot.

Propos recueillis par Victor Guégan

Cette interview est extraite des Carnets de Versailles n°10 (octobre 2016 - mars 2017)


INFORMATIONS PRATIQUES

ore – Ducasse au château de Versailles
Pavillon Dufour, premier étage
Entrée par la cour des Princes

Réservation sur : ducasse-chateauversailles.com
ou par téléphone au 01 30 84 12 96

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