Le Roi, son aqueduc et son ingénieur

Durant la décennie 1680, rien ne semble trop coûteux pour édifier Versailles. Pourtant, des voix osent s’élever. L’une d’entre elles, loin de venir d’un ennemi déclaré du royaume, est celle du marquis de Vauban, commissaire général des fortifications, dont une lettre inédite a été découverte aux Archives nationales. Extraits de l’article publié dans le dernier numéro du magazine Château de Versailles.

Aqueduc de Maintenon, par Charles Motte (1785-1836), d’après Théodore Gudin, (102-1880) - Planche page 101, tome I, Vues pittoresques des châteaux de France, par André-Antoine
Blancheton, Paris. © Centre des Musées Nationaux, Paris / Philippe Berthé.

À la fin de 1684 fut rendu public le projet de détournement de l’Eure jusqu’à Versailles par un canal long de 80 kilomètres, destiné à alimenter les grandes eaux des jardins du roi. Le principal ouvrage d’art devait être le pont-aqueduc de Maintenon, situé non loin du château de l’épouse morganatique de Louis XIV. Au début de février 1685, le ministre Louvois, surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures de France, envoya Vauban à Maintenon pour étudier l’aménagement du cours de l’Eure, l’organisation du chantier et le dessin général de l’ouvrage. Au contraire de Louvois, partisan d’un aqueduc sur arcades, l’ingénieur prônait un « aqueduc rampant », conduit souterrain en maçonnerie ou en tuyaux de fer. Pour le reste du tracé, il préconisait une tranchée à ciel ouvert. Après de longs débats, Vauban put faire prévaloir son avis sur ce dernier point. En revanche, le ministre fit tonner « la volonté du maître » pour maintenir les arcades, Louis XIV ne voulant pas entendre parler de l’aqueduc rampant. Vauban dut s’incliner et établir le dessin d’un ouvrage dont il avait désapprouvé le principe : achevées, les arcades superposées s’élèveraient à 69 mètres de hauteur, et cet aqueduc surpasserait « en magnificence tout ce que les empereurs romains ont fait dans l’étendue de plusieurs siècles ». […]
Le grand projet fut diversement apprécié des contemporains. Si l’emploi des troupes fit forte impression, les observateurs ne manquèrent pas de relever la disproportion entre l’énormité des moyens mis en œuvre et la minceur de l’objectif. Ainsi, en septembre 1686, le marquis de Sourches écrivait qu’il aurait mieux valu employer 8 millions à racheter la Lorraine à son duc « qu’aux ouvrages de la rivière d’Eure ».
Mais on ignorait jusqu’ici que de la condamnation de l’entreprise ne fût pas le seul fait des opposants ou des étrangers. Son critique le plus sévère a en fait été son concepteur même, Vauban, comme en témoigne une lettre inédite1. Le 29 juin 1685, depuis son manoir morvandiau de Bazoches, le commissaire général des fortifications annonçait à Louvois que le chantier ne pourrait être mené à terme en moins de huit années, moyennant une dépense annuelle de 2,7 à 2,8 millions de livres : « Comptez, dis-je, que, sans un tel fonds, l’ouvrage languira et que, languissant, vous n’en verrez que tard ou jamais la fin, et dans un temps que vous ne serez pas en état d’en jouir, car le roi et vous serez pour lors dans un âge avancé, dont le goût sera peut-être bien différent de celui d’à présent. » L’ouvrage était inutile, pensait Vauban, car une meilleure utilisation des ressources hydrauliques existantes suffirait à faire marcher les eaux de Versailles ; il était même nuisible, car le chantier enlèverait des bras à l’industrie parisienne du bâtiment et aux fortifications des frontières. « Que cherchons-nous ? demande l’ingénieur au ministre, à surpasser la gloire des Romains ? Je ne crois pas que nous entreprenions de faire en un règne ce qu’ils ont fait en 12 ou 1 500 ans, nous de qui l’État n’est que la 9e ou 10e partie de ce vaste empire. »

« Que cherchons-nous ? À surpasser la gloire des Romains ? Je ne crois pas que nous entreprenions de faire en un règne ce qu’ils ont fait en […] 1500 ans, nous de qui l’État n’est que la 9e ou 10e partie de ce vaste empire. » Vauban

Derrière l’aqueduc, c’est en fait Versailles tout entier que Vauban remet en cause : « Si nous cherchons à le [Louis XIV] comparer aux mêmes empereurs sur le fait des bâtiments, les dix ensemble qui en ont le plus fait, sans même omettre Justinien, que Procope nous vante tant, n’en ont jamais tant fait que lui. Que nous reste-t-il donc à surpasser ? La merveille des pyramides d’Égypte ? Mais elles ont été bâties par les pharaons, dont le nom est à peine venu jusque à nous, et cela sans qu’on leur en donne gloire, parce que, ces grands et énormes bâtiments n’étant d’aucune utilité, on n’a su par où louer ceux qui les ont faits. On ne peut donc augmenter la gloire du roi par la construction d’un aqueduc dont on se peut très bien passer, mais bien un jour reprocher à sa mémoire de n’avoir point achevé le Louvre et de ne s’être pas bâti une maison dans sa capitale, où doit être naturellement sa principale résidence. » […] « Il y aurait encore bien d’autres choses à dire, Monseigneur, qui sans doute vous auront été représentées par ceux qui vous aiment. Pour moi, j’avais cela sur le cœur il y a longtemps, mais je n’ai point trouvé jour à me donner l’honneur de vous le dire ni le temps de pouvoir vous l’écrire que depuis que je suis sorti de Paris. » Ainsi finit une missive qui, dans l’œuvre de l’ingénieur, marque le premier pas vers une remise en cause de plus en plus radicale de la politique de Louis XIV2.

Première partie du nouveau canal conduisant la rivière d'Eure depuis Pontgouin jusqu'à Versailles, anonyme, XVIIe siècle. © château de Versailles.

Vauban ne fut pas entendu : jusqu’à la fin de 1688, les travaux de la rivière d’Eure furent le plus gros chantier des Bâtiments du roi. Les piles de l’aqueduc furent fondées dès 1685, mais, pendant l’été 1686, des épidémies commencèrent à se déclarer parmi les soldats employés sur les chantiers. Les fièvres reprirent de plus belle l’année suivante. Louvois dut séparer les troupes dans les premiers jours de septembre, en ne conservant sur place que quelques bataillons encore valides pour des travaux de maçonnerie, réputés plus salubres que les terrassements. Ce fut pis en 1688, année où les effectifs de travailleurs furent à leur sommet. Les troupes quittèrent les lieux dès le mois d’août, alors que seul le premier niveau de l’aqueduc avait été construit, et repartirent vers les frontières pour affronter les armées de la ligue d’Augsbourg. Les terrassements cessèrent ; les ouvrages de maçonnerie se poursuivirent deux ans encore, avant de s’arrêter définitivement.
L’entreprise est révélatrice de l’atmosphère qui prévalait dans la classe dirigeante à l’apogée du règne de Louis XIV : en ces années de victoires, rien ne semblait pouvoir résister au Grand Roi et à ses ministres, ni l’Europe, ni les forces de la nature. L’abandon de l’aqueduc n’en est que plus symbolique du retournement de la seconde partie du règne. Quant à la critique de Vauban, elle peut être considérée comme le signe avant-coureur, au sein même des cercles gouvernementaux, de ce que l’historien Paul Hazard a nommé « crise de la conscience européenne ».

Thierry Sarmant,
conservateur en chef, adjoint au directeur du musée Carnavalet, Paris

1 Archives nationales, 261 AP 16.
2 Michèle Virol, Vauban : de la gloire du roi au service de l’État, Seyssel, Champ Vallon, 2003.


La revue Château de Versailles

Retrouvez l’intégralité de cet article dans le numéro 19 de la revue Château de Versailles (octobre-décembre 2015). La revue est disponible en kiosque et sur la boutique en ligne du Château : boutique-chateauversailles.fr

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