Des soieries lyonnaises
pour l'Empereur

C’est avec le projet de réinvestir Versailles que Napoléon fit appel aux soyeux de Lyon. Plus de 80 kilomètres d’étoffes ont été ainsi fabriqués entre 1811 et 1813. Jamais utilisées en raison de la chute de l’Empire, conservées intactes au Mobilier national, ces pièces rarissimes
sont, pour la première fois, réunies.

Tenture du cabinet de repos du petit appartement de l’Impératrice [détail], par Bissardon, Cousin & Bony, 1811-1812, satin brodé (soie), Paris, Mobilier national. © Mobilier national / Isabelle Bideau

Napoléon rêvait de s’installer à Versailles, alors que la Fabrique lyonnaise traversait une des crises les plus graves de son histoire. Grâce à un budget exceptionnel de deux millions de francs, l’Empereur commanda, en 1811, un ameublement idéal, plus de quarante ensembles différents, sans avoir encore une idée précise de leur répartition. Cette grande commande d’étoffes arriva à Paris entre 1812 et 1813. À cette date, après la désastreuse campagne de Russie, Napoléon engageait, une nouvelle fois, son armée au cœur de l’Europe…
Les précieuses soieries restèrent en réserve au Garde-Meuble, à Paris, où elles sont encore en partie conservées. En partenariat avec le Mobilier national, héritier du Garde-Meuble, une exposition rassemble cet ensemble exceptionnel à l’endroit même auquel il était destiné. Témoignant du projet audacieux de Napoléon Ier pour Versailles, elle dévoile plus de cent vingt étoffes d’une fraîcheur rare et d’une éblouissante richesse de couleurs, mettant en lumière un art décoratif fastueux.

Lé de couronnement de tenture du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur, par Grand Frères, 1811-1812, gros de Tours broché (soie), Paris, Mobilier national. © Mobilier national / Isabelle Bideau

Le soutien à toute une industrie
Lors de son passage à Lyon en 1802, Napoléon fut particulièrement sensible à la crise économique que vivait l’industrie de la soie. Il passa de premières commandes en 1802, 1806, 1807 et 1808, avec également l’ambition de placer la France au premier rang dans le domaine des arts décoratifs européens.

© EPV / Thomas Garnier

Tout un écosystème vivait alors de cette industrie et de ses étapes préalables (magnanerie, moulinage et teinture) dans les vallées environnantes de Lyon. La capitale de la soie depuis la Renaissance comptait, sous l’Empire, plus de deux cents fabricants, employant jusqu’à treize mille trois cents métiers à tisser.
Le soutien aux manufactures se doubla d’un fort encouragement à l’innovation. Joseph-Marie Jacquard développa une mécanique à cartes perforées facilitant le tissage. Gabriel Dutillieu inventa le régulateur qui favorisa la régularité du dessin. Le domaine de la teinture fut perfectionné grâce au chimiste Jean-Louis Roard, directeur de l’atelier de teinture des Gobelins. L’Empereur encouragea aussi la création d’une école de chimie à Lyon dont le directeur, Jean-Michel Raymond, inventa le bleu de Prusse (prussiate de fer) et ouvrit la voie aux teintures chimiques.

Vingt-huit manufactures au métier pour Versailles
Dans le palais de Versailles étaient prévus un appartement d’honneur, un grand et un petit appartement pour l’Empereur et un grand et un petit appartement pour l’Impératrice. Étaient également projetés plusieurs appartements pour les princes, les ministres et certains officiers, chacun bénéficiant d’un ameublement spécial. Ce vaste chantier fut piloté par Pierre Daru, intendant général de la Couronne, et Alexandre‑Jean Desmazis, administrateur du Garde-Meuble, qui l’encadrèrent d’une réglementation précise.


Détail d’un paon représenté dans la tenture du cabinet de repos du petit appartement de
l’Impératrice, par Bissardon, Cousin & Bony, 1811-1812, satin brodé (soie), Paris,
Mobilier national. © EPV / Thomas Garnier

Un satin couleur ivoire pour l’Impératrice

Bissardon, Cousin & Bony reçurent la commande d’un ensemble en satin couleur ivoire pour le cabinet de repos du petit appartement de l’Impératrice. Celui-ci est entièrement brodé de fleurs et d’oiseaux – le seul de la commande de 1811 – pour satisfaire Marie-Louise « qui paraît goûter ce genre de travail ». Le résultat est une véritable merveille, associant point de Beauvais, point de bourdon et point de chaînette. L’effet de relief est obtenu par une subtile association de fils de soie torsadés et de fils chenilles à l’aspect velu. Les fleurs et les coloris roses, parme et violacés rappellent les créations du temps de Marie‑Antoinette qui avaient durablement marqué la création textile lyonnaise, et plus particulièrement l’art de Jean‑François Bony.


Suivant leur spécialité, vingt-huit manufactures furent choisies sur conseil de la chambre de commerce de Lyon. Bissardon, Cousin & Bony, qui s’associèrent alors, réalisèrent les ameublements les plus inventifs (lire encadré ci-dessus). La maison Grand Frères, successeurs de Camille Pernon, livra plusieurs ensembles somptueux et compléta l’ameublement pour la salle du Trône, commandé en 1806 à leur prédécesseur (lire page suivante). Grâce à l’exposition, d’autres noms sortent de l’oubli, telles les maisons Dutillieu & Théoleyre, Sériziat & Cie, Corderier & Lemire, Chuard & Cie qui rivalisèrent pour satisfaire aux exigences de l’Empereur.

© Mobilier national / Isabelle Bideau

Le triomphe des fleurs
Créée en 1756, l’école de dessin de Lyon, qui s’était tournée résolument vers la Fabrique, avait mis au goût du jour un cours de fleurs. Le vocabulaire floral s’épanouit ainsi en majesté dans la commande versaillaise, entre stylisation et raffinement au naturel. En frise, en couronne, en panier, en bouquet ou détachées, les fleurs sont omniprésentes alors qu’elles avaient presque disparu des textiles depuis le Directoire. On y voit des « boules de neige » et des hortensias, mais ce sont les liliacées, les roses et les reines-marguerites, dans toutes leurs déclinaisons de couleurs, qui prédominent.

Vestiges du Trianon
À Trianon, résidence de campagne, Napoléon avait eu le temps de mener à bien ses projets d’aménagement selon un « luxe de conte de fées1 ». Particulièrement fragiles, de rares éléments ont été conservés, telles les remarquables soieries peintes par Antoine Vauchelet pour le Hameau. Ils révèlent la délicatesse de ces décorations intérieures disparues.

Cabinet du secrétaire de l’Empereur restauré sous l’impulsion du général de Gaulle, au Grand Trianon. © EPV / Thomas Garnier

Bordure de tenture d’origine tissée pour le cabinet topographique de l’Empereur au palais de Saint-Cloud, en 1802-1805, et placée ensuite dans le cabinet du secrétaire de l’Empereur au Grand Trianon, par Camille Pernon, damas trois couleurs fond satin, Paris, Mobilier national. © Mobilier national / Isabelle Bideau

Le parcours de l’exposition s’achève ainsi par la visite des petits appartements de l’Empereur, exceptionnellement ouverts. Les étoffes d’origine sont placées en regard des retissages des années 1960, réalisés lors de la grande campagne de restauration souhaitée par le général de Gaulle. Napoléon Ier avait émis le voeu, pour ses ameublements, d’avoir « des choses très solides, telles que ce soit une dépense faite pour cent ans ». La commande de 1811 l’exauça au-delà de ses espérances, nous révélant un Premier Empire plein d’élégance et de poésie.

Noémie Wansart,
collaboratrice scientifique au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

1 Prince Charles de Clary-et-Aldringen, Trois mois à Paris lors du mariage de l’Empereur Napoléon Ier et de l’archiduchesse Marie-Louise, Paris, Librairie Plon, 1914, p. 177.

Exposition organisée en partenariat avec le Mobilier national.

La restauration des tentures de Vauchelet est un projet du programme « Mécénat des Jeunes Amis du château de Versailles ».

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°24 (avril-septembre 2024).


Portrait de Camille Pernon dans le fonds de la Manufacture Tassinari & Chatel, Maison Lelièvre. © Manufacture Tassinari & Chatel,
Maison Lelièvre

Camille Pernon, le meilleur à Lyon selon Napoléon

Camille Pernon (1753-1808) fait ses débuts en 1771 dans l’entreprise familiale, fondée en 1680. Sa réputation s’établit avant la Révolution française par de somptueux tissages pour Marie‑Antoinette et Louis XVI, mais aussi pour les cours d’Espagne, de Pologne, de Russie ou de Suède.
Il s’associe avec de talentueux collaborateurs comme le dessinateur François Grognard, le dessinateur et tisserand Philippe de La Salle et l’astucieux Joseph-Marie Jacquard dont la mécanique est testée dans ses ateliers. Il travaille aussi avec les grands noms de la décoration à la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle : l’ornemaniste Jean-Démosthène Dugourc, Alexandre-Théodore Brongniart, Nanteuil, Bouvard…

Mise en carte pour les feuilles de paravent et d’écran de la salle du Trône, par Camille Pernon, 1806,
fonds de la Manufacture Tassinari & Chatel,
Maison Lelièvre. © EPV / Christophe Fouin

Dès le premier projet pour Versailles, en 1806, l’administration impériale sollicite Camille Pernon pour une salle du Trône dans les Grands Appartements1. Cent treize mètres de tenture de brocart lui sont commandés. L’étoffe la plus riche de l’Empire présente une emblématique tout juste élaborée : l’aigle aux ailes éployées, le foudre, le chiffre N et la croix de l’ordre de la Légion d’honneur, institué en 1802, dans des couronnes de feuilles de laurier et de chêne séparées par des palmiers stylisés. Le faste de ce meuble obtient « l’entière approbation » de l’Empereur.

1 Dans le salon de Mercure ou dans celui d’Apollon.


À VOIR

Exposition Soieries impériales pour Versailles. Collection du Mobilier national
jusqu’au 23 juin, au Grand Trianon

Horaires : tous les jours, sauf le lundi, de 12 h à 18 h 30 (dernière admission à 18 h).
Billets : accessible avec le billet Passeport, le billet domaine de Trianon, ainsi que pour les bénéficiaires de la gratuité.
Réservation horaire obligatoire.
Gratuit et illimité avec la carte « 1 an à Versailles ».

Commissariat

Muriel Barbier, conservateur en chef du patrimoine, directrice du patrimoine et des collections du château de Fontainebleau
Noémie Wansart, collaboratrice scientifique, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
assistées de Laureen Gressé‑Denois, doctorante à l’École du Louvre.

Scénographie : Véronique Dollfus

Autour de l'exposition

Visites guidées de l’exposition sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne sur chateauversailles.fr
Programmation spécifique pour les abonnés « 1 an à Versailles » à découvrir sur chateauversailles.fr/abonnes


À SUIVRE

Journée d'études

Les soieries impériales. Nouveaux regards européens.
Journée d’études organisée par le Centre de recherche du château de Versailles, le château de Versailles et le Mobilier national.
Le 14 juin, à l'auditorium du château


À LIRE / À ÉCOUTER

Le catalogue de l’exposition, sous la direction de Muriel Barbier et Noémie Wansart,
coédition château de Versailles / RMN-GP, 216 p., 22 x 32,4 cm, mars 2024, 40 €
Disponible sur boutiquechateauversailles.fr

Un parcours audio à télécharger gratuitement sur l’application mobile : onelink.to/chateau

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