1, 2, 3 violons !

D’où vient le génie de Bach (1685-1750) ? D’une enfance en quête de musique ? D’un travail acharné et sans concession ? Des faveurs du prince Léopold, qui lui donna carte blanche ? Toujours est-il que ses concertos pour violon défient la raison. À venir s’en délecter en janvier prochain, au salon d’Hercule, avec le jeune prodige Théotime Langlois de Swarte.

Bach et sa famille à la prière du matin [détail], par Toby Edward Rosenthal, 1870, auparavant exposé au musée de Leipzig. © AKG-Images

Les œuvres pour violon de Jean- Sébastien Bach, composées il y a trois cents ans, restent des modèles historiques pour les musiciens et les compositeurs. À qui Bach songe-t-il pour jouer cette musique, d’une beauté folle ? La réponse se trouve sans doute à Köthen, en Allemagne. Bach, âgé de trente-deux ans, y est heureux et va y passer six ans, de 1717 à 1723. Il n’a pas de rôle liturgique à tenir.

Portrait de Léopold, prince d’Anhalt-Köthen, Bibliothèque nationale de France. ©AKG-Images

Il est simplement le favori d’un prince. Il dirige l’orchestre, d’un excellent niveau, de Leopold d’Anhalt-Köthen, dans sa minuscule principauté, et compose pour lui de nombreux concertos, dont plusieurs ont été perdus. Bientôt, lorsqu’il s’installera à Leipzig en 1723, il devra produire de la musique religieuse pour l’église Saint-Thomas. Mais pour l’heure, Bach est libre de composer toute la musique profane qu’il veut.

Serviteur et artisan de la musique

Chaque soir, une fois le jour tombé, le musicien entre dans son cabinet réservé à la composition. Il referme la porte derrière lui, s’assied, pose une feuille blanche, prend la plume et trace des portées à la règle. Puis il noircit les pages de notes, d’une écriture fluide et arrondie. Il estime qu’il n’est pas un créateur mais un serviteur, pas un artiste mais un artisan. Il ressent le besoin de terminer une œuvre avec la même urgence que de résoudre un accord. Si elle reste inachevée, elle lui laisse un goût amer.

Bach fait confiance au travail plus qu’à l’inspiration. Le manque de maîtrise, doit-il penser, ne permet pas de s’approcher de la perfection divine. Modeste, le compositeur pense qu’il n’est pas si difficile de faire comme lui. Il répète : « Ce que j’ai atteint par le travail et l’application, un autre possédant un peu de naturel et d’habileté y parviendra aussi. » Est-il si peu conscient de ce qu’il est capable de créer ? C’est la force des génies : nous faire croire qu’ils sont des prolongements de nous-mêmes.

Note après note, dans la nuit

Bach à la cour de Frédéric le Grand : Bach joue devant le roi dans le salon de musique du château de Sans-Souci (mai 1747), d’après un dessin de Carl Röhling, vers 1890. ©AKG-Images

Ce savoir musical, il l’a construit depuis l’enfance avec une rigueur quasi scientifique et une ténacité légendaire. À la maison, l’un de ses grands frères possédait un livre réunissant des œuvres pour clavier de grands maîtres de son temps, mais l’ouvrage se trouvait dans une armoire fermée de portes grillagées. Cela ne suffit pas à décourager Jean-Sébastien. Avec ses petites mains, il réussit à rouler les feuillets et à les sortir, un à un, à travers le grillage. Pendant des semaines, à la nuit tombée, le petit Bach a recopié le livre, note après note, à la lueur de la lune, pendant que le reste de sa famille était au lit. Au bout de quelques mois, le trésor musical était entre ses mains. Est-ce là, dans cette retranscription, que son imagination musicale inépuisable a éclos ? Plus tard, à l’adolescence, Bach s’est mis en tête d’aller écouter Buxtehude ou d’autres grands organistes de l’époque, quitte à marcher trois cents kilomètres sur des routes rocailleuses. Riche de toutes ces connaissances, le jeune Jean-Sébastien est, en tout cas, paré pour la vie.

Devenu adulte, Bach exige que chacun de ses enfants pratique la musique. Il écrit un jour à son vieil ami Georg Erdmann : « Dans l’ensemble, ils sont tous des musiciens-nés, et je puis m’engager à former avec ma famille un concert de voix et d’instruments, d’autant plus que ma seconde épouse chante fort bien en voix de soprano et que ma fille aînée chante assez bien, elle aussi. » Tous les membres de la famille Bach devaient chanter, en effet, et savoir jouer d’un ou deux instruments parmi la quantité impressionnante conservée dans le foyer.

Complexité de l’écriture et facilité d’écoute

Il se dégage de l’écriture de Bach une évidente assurance, de même qu’une joie de vivre qu’on sent palpiter. Les concertos pour violon qui nous sont parvenus montrent deux aspects du compositeur. Le Concerto pour violon et orchestre en la mineur BWV 1041 reflète l’influence italienne sur le compositeur qui a étudié en profondeur les œuvres de Vivaldi et de Corelli. Mais celui-ci va plus loin qu’une simple alternance entre tutti et soli. Maître dans l’art de superposer et d’enchâsser les lignes mélodiques, il développe la polyphonie et le contrepoint. Bach fait des détours, veut que les lignes se mélangent. Le violon et l’orchestre se plient, se déplient, se replient… Le Concerto pour deux violons et orchestre en ré mineur BWV 1043 met sur un pied d’égalité deux solistes. Original. C’est tout Bach : il n’aime pas les stéréotypes et, surtout, il ne manque pas d’imagination. Une formidable richesse d’invention se trouve aussi dans le Concerto pour violon et orchestre en mi majeur BWV 1042, où la qualité de la ligne mélodique, dans le deuxième mouvement, envoûte sans peine l’auditeur. Peu chaut au compositeur, d’ailleurs, si ce dernier ne voit pas la complexité intérieure de sa musique ; ce qui lui tient le plus à cœur, c’est qu’elle soit facile à écouter.

« Bach fait des détours, veut que les lignes se mélangent. Le violon et l’orchestre se plient, se déplient, se replient… »

Une trentaine d’années plus tard, en 1750, alors que Bach vit ses dernières heures, la mode a commencé à l’isoler. Depuis quelques années déjà, depuis que le style galant a traversé l’Europe, on préfère des mélodies plaisantes et accessibles à ses œuvres, jugées trop compliquées et emphatiques. Si sa musique continue d’être jouée et que des élèves perpétuent sa mémoire, en Allemagne, le mouvement piétiste et les idéaux des Lumières ont commencé à imprégner les esprits. Lorsque Jean-Sébastien Bach meurt en 1750, l’Europe est au milieu d’une révolution, et Mozart va naître six ans plus tard.

Laure Dautriche,
musicologue et journaliste


À ÉCOUTER
Jean-Sébastien Bach
Concertos pour 1.2.3 violons
Lundi 15 janvier 2024, à 20 h
Salon d’Hercule, dans le château de Versailles
1 h 20, sans entracte

Théotime Langlois de Swarte, violon solo
Leonor de Lera, violon solo
Ludmila Piestrak, violon solo
Orchestre de l’Opéra Royal sous le haut patronage de Aline Foriel-Destezet
Théotime Langlois de Swarte, direction musicale

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