Odyssée
d'une occupation

Comment le château de Versailles a-t-il traversé la Seconde Guerre mondiale ? La richesse des archives a permis la création d’une web-série en quatre épisodes, portée par la voix de Denis Podalydès, disponible sur YouTube. Claire Bonnotte Khelil, spécialiste de cette période1, raconte.

Moutons désherbant les prés autour du Grand Canal asséché, Versailles, été 1942. © Roger-Viollet/LAPI-Roger-Viollet

Comment est née l’idée de cette web-série originale ?
Depuis quelques années, le château de Versailles s’attache, à l’aide de contenus en ligne, à faire découvrir au public son histoire, encore méconnue, au long du XXe siècle. Après la Première Guerre mondiale, le traité de Versailles ou encore le mécénat de John D. Rockefeller, Nejma Zegaoula, du service du développement numérique, m’a proposé d’évoquer la Seconde Guerre mondiale. Correspondances, articles de presse, registres officiels, films et beaucoup de photos… : face à la diversité et à la force d’impact des documents, il fallait absolument mettre en images, sous forme de vidéos, cet épisode sombre de l’histoire du Château, très peu étudié par les historiens. Étant donné la densité du propos, la série est complétée par deux podcasts et, sur le site Internet du Château, par une chronologie et des documents inédits… C’est un projet très ambitieux, mais il fallait bien cela pour en dire le plus possible !

Soldats allemands posant devant la fontaine du Point du jour, 1940-1944. Service des archives du château de Versailles. © EPV / Christophe Fouin

Comment expliquez-vous que ce sujet n’ait pas été plus exploré jusqu’à vos propres recherches, et ce malgré la grande quantité des archives existantes ?
Ceux qui ont vécu ces événements avaient parfaitement conscience qu’il fallait en conserver la trace. Tout est documenté, en effet, de façon méticuleuse. Ce n’est pourtant que très récemment que la préservation du patrimoine en temps de guerre est devenue un véritable sujet d’intérêt, à la lumière des récents conflits qui ont gravement porté atteinte à des sites d’exception. Pour la Seconde Guerre mondiale, il y avait bien d’autres aspects à étudier en priorité, en particulier la Shoah, qui ont mobilisé les historiens. Par ailleurs, s’intéresser à la présence des Allemands dans un lieu aussi chargé de symboles que le château de Versailles nécessitait peut-être un certain recul temporel.

L’emballage des œuvres en vue de leur protection, 1939. Service des archives du château de Versailles. © EPV / Didier Saulnier

Des symboles que l’on croit menacés bien avant 1939…
En effet, dès l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933, les tensions s’exacerbent, en Europe et dans le monde, et l’on se prépare peu à peu à une nouvelle guerre. Dès lors, on craint le pire pour Versailles, lieu du traité de paix de 1919, Diktat humiliant, inlassablement dénoncé par le chancelier allemand. Le château apparaît comme une cible évidente en cas d’attaque. Un plan de sauvegarde du monument et de ses collections est prêt à être mis en œuvre au printemps 1939. Il comprend deux volets : l’évacuation des œuvres jugées majeures vers des châteaux du centre et de l’ouest de la France, et la protection des édifices et de tout ce qui ne peut pas être transporté.

Portrait de Patrice Bonnet. Service des archives du château de Versailles. © EPV / Christophe Fouin

Ce plan de défense passive, qui mobilise des sommes colossales, est sans commune mesure avec ce qui est mis en œuvre dans les autres palais nationaux. L’architecte en chef chargé de la protection des bâtiments et des décors, Patrice Bonnet, barricade le monument, démonte ses boiseries pour les mettre à l’abri, évacue ou calfeutre les statues du parc. Le château ferme au public le 25 août 1939. Les premières œuvres quittent les lieux le 29 août, peu avant la déclaration de guerre, le 3 septembre suivant. C’est donc un palais méconnaissable, dont les murs sont comparés à ceux d’une « ferme berrichonne » par un journaliste2 du Figaro, que découvrent les Allemands à leur arrivée, le 14 juin 1940. Après avoir hissé le drapeau nazi sur ses toits, ceux-ci investissent le monument qui leur est quasi exclusivement réservé entre 1940 et 1944. Durant mille cinq cent trente-trois jours, le château est arpenté par ces milliers de soldats qui viennent admirer la galerie des Glaces et, comme en pèlerinage, laver l’affront de 1919.

Dans les très nombreuses images réunies dans cette web-série, on ne reconnaît pas toujours le château...
C’est assez inimaginable, oui, quand on voit les photos, surtout quand on sait qu’en 1937, Versailles accueillait un million de visiteurs…

Portrait de Charles Mauricheau-Beaupré. Service des archives du château de Versailles. © EPV / Christophe Fouin

Les autorités allemandes demandent d’ailleurs rapidement le retour des sculptures des jardins et la restauration des lieux. Un travail auquel vont s’atteler Charles Mauricheau-Beaupré, devenu conservateur en chef en 1941, et André Japy, nommé architecte en chef de Versailles en septembre 1940. Avec deux priorités : la préservation de Versailles et sa réouverture au public. Et beaucoup d’adversité : en plus de la guerre et du manque de moyens financiers, des hivers rigoureux et l’absence de chauffage aggravent l’état des bâtiments et menacent les collections ; les dégradations quotidiennes commises par l’occupant, bien que plutôt minimes, n’arrangent pas les choses. Évidemment, ces deux hommes n’étaient pas seuls. Les gardiens restés à Versailles ou réquisitionnés pour aller surveiller les œuvres dans les dépôts de province ont continué d’assurer leurs missions sans relâche, dans des conditions de vie très difficiles. Des années 30 jusqu’au retour des dernières œuvres à Versailles, en 1946, leur implication a été totale. Certains l’ont même payé de leur vie, à l’image de Jean-Baptiste Faucher, tué en août 1944 par une compagnie de SS au château de Brissac.

Un soldat américain et une petite fille aux grilles du château de Versailles, septembre 1944. © Getty Images / © PhotoQuest

Dans quel état se trouve Versailles à la fin de la guerre ?
À leur arrivée dans la ville, en 1944, c’est au tour des militaires britanniques et américains de parcourir les salons et les allées du château ! Après la capitulation de l’Allemagne, les œuvres du musée rentrent des dépôts. Il faut encore tout déballer, restaurer certaines d’entre elles à la suite des dégâts causés par un stockage trop long… Le château rouvre intégralement ses portes aux visiteurs, après sept ans de fermeture, à l’été 1946. L’essentiel est préservé, mais l’état du monument inquiète et appelle à des restaurations urgentes.

Comment imaginez-vous le public réagir en visionnant ces films ?
Nous espérons, surtout, que des personnes qui détiendraient dans leurs archives personnelles des documents concernant cette période nous contacteront pour que nous puissions compléter ce puzzle encore incomplet pour le château. Mettre des noms sur des visages présents sur les photos, en apprendre plus sur les parcours personnels des protagonistes, ou encore approfondir la place des femmes dont le rôle est encore injustement méconnu : ce serait une belle façon de continuer cette enquête.

Propos recueillis par Violaine Solari

1 C. Bonnotte Khelil a publié, en 2018, Le Soleil éclipsé. Le château de Versailles sous l’Occupation, éd. Vendémiaire.
2 L. Gabriel-Robinet, « La table de la paix est à l’abri. Visite au Palais de Versailles en état de défense passive », Le Figaro, 28 février 1940.

Un soldat américain contemplant la galerie des Glaces, 1944. © Getty Images /© Universal Images Group


« Versailles pourrait ne plus exister aujourd’hui. »

« Ce qui m’a profondément touchée, durant la mise en œuvre de ce projet, c’est de me rendre compte que Versailles pourrait ne plus exister aujourd’hui. Claire Bonnotte Khelil, en dépouillant les archives de la Luftwaffe en Allemagne, a trouvé des photos aériennes du domaine dans un dossier recensant des cibles de bombardement en France… Quelles étaient les véritables intentions d’Hitler à l’égard du château ? Qui sait ce qui aurait pu se passer ? Nous devons à l’engagement de tous ceux qui se sont mobilisés à l’époque la chance de pouvoir toujours découvrir et admirer ce patrimoine inestimable et mondialement connu. »

Nejma Zegaoula, cheffe de projet audiovisuel, chargée de la websérie au service du développement numérique du château de Versailles


À VOIR

Versailles occupé – Le château dans la Seconde Guerre mondiale :

4 épisodes (10 min chacun), disponibles sur la chaîne YouTube du château de Versailles : Épisode 1 « Que le bon génie de Louis XIV protège Versailles » ; Épisode 2 « Un jour qu’il faisait nuit » ; Épisode 3 « Qu’importe, la roue tourne » ; Épisode 4 « Versailles is intact : Fountains play again ».

1 podcast de fiction : « Il faut sauver Versailles ! », disponible sur toutes les plateformes d’écoute (Spotify, Deezer, Apple podcasts…).

2 podcasts d’entretiens avec des spécialistes : « La bataille des mémoires » et « On erre aux lanternes ».

L’intégralité des interventions du colloque « Les châteaux-musées franciliens et la guerre : une protection stratégique (1939-1945) », organisé en 2021, disponible sur la chaîne YouTube du Centre de recherche du château de Versailles. Les actes de ce colloque seront bientôt publiés aux éditions Hermann, en coédition avec le château de Versailles.

Tous ces contenus sont accessibles sur le site Internet du château de Versailles


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Si vous possédez des archives familiales (photographies, films ou autres) du château de Versailles au cours de la Seconde Guerre mondiale, ou dans les années qui précèdent le conflit, merci de nous contacter sur contributions.archives@chateauversailles.fr

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