Braises du Lobgesang

En janvier prochain, sous la baguette de Raphaël Pichon,
la température culminera, à la chapelle, dans le bouillonnement des notes de ce chant de louange composé par Mendelssohn.

Portrait de Felix Mendelssohn à l’intérieur d’un vitrail de l’église Saint-Thomas, à Leipzig, où le Lobgesang fut donné pour la première fois. © Universal Images Group / via Getty Images

Juin 1840. Felix Mendelssohn a trente et un ans quand lui est commandé son Lobgesang1 par la ville de Leipzig. À l’occasion des quatre cents ans de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, on a vu grand : trois jours de festivités ont été décrétés dans cette cité amie du livre où la musique a amplement sa part, avec également la création par Lortzing de son opéra Hans Sachs. À Mendelssohn, établi à Leipzig depuis cinq ans, on confia la cantate d’ouverture et le concert final, en l’église Saint-Thomas, avec des effectifs importants et un programme copieux (la Jubel-Ouverture de Weber et le Te Deum de Dettingen de Haendel devaient précéder sa propre création).

« Cantate festive pour Gutenberg »
Pour le compositeur, cette œuvre nouvelle devait mettre providentiellement fin à une décennie de doute à l’égard des grands formats musicaux. Non que Mendelssohn fût, pendant cette période, resté stérile, mais ses projets étaient comme frappés d’angoisse et d’inhibition après l’échec public de sa symphonie Réformation. Cette occasion, quasi patriotique, ouvrit grand des vannes qui s’étaient tristement refermées.
Tout, dans cette « Cantate festive pour Gutenberg » – dénommée par la suite « Symphonie-cantate » – avec deux sopranos, ténor et chœur, est marqué du sceau de la grandeur et de l’ambition. Comme si, retenant son génie par une espèce de scrupule et de désorientation esthétique, Mendelssohn avait enfin, à l’occasion de cette commémoration officielle, trouvé le moyen d’une expression profuse, mobilisant toute sa virtuosité. Mieux : ce flot immense, offrant à l’orchestre et aux voix une irrésistible plénitude, aurait pu n’être qu’emphase anonyme, mais on y reconnaît le visage même de Mendelssohn.
Si ce « chant de louange » occupe une place particulière dans la vie du compositeur, il est aussi une œuvre phare de la musique romantique allemande. Dans ce vaste chaudron, Mendelssohn aura jeté tout ce qui pouvait exciter son imagination. Gutenberg, ainsi, ne lui fut pas seulement un prétexte. La figure de l’inventeur a presque déclenché cet « eurêka » qu’est le Lobgesang. Mendelssohn y a vu le moyen de célébrer la Bible, emblème par excellence du génie de Gutenberg, mais aussi matière première des Passions de Bach qu’il vénérait et dont la présence hantait encore Leipzig.


Mendelssohn (1809-1847) : un héritage romantique

Portrait de Felix Mendelssohn, gravure de C. Cook d’après Leighton, XIXe siècle.
© Print Collector / Hulton Archive / via Getty Images

Dernière demeure de Mendelssohn, dans la Königstrasse, à Leipzig [détail], estampe anonyme, XIXe siècle © Bibliothèque nationale de France, département Musique.

Le succès public et critique du Lobgesang, que Schumann admira, fut considérable. Tragiquement, il ne restait alors que sept années à vivre à Mendelssohn. Celui-ci livrera encore, entre autres, son Concerto pour violon, Elias, la Symphonie « Écossaise », avant que la nouvelle de la mort de sa sœur Fanny ne l’affecte violemment et ne précipite sa mort. De ses grandes œuvres chorales, le goût, après le XIXe siècle, s’est un peu perdu. Elles recèlent cependant des splendeurs parmi les plus nourricières de tout l’héritage romantique allemand.

 


À l’aune de la Neuvième Symphonie
Empruntant au livre saint, le compositeur découpe une histoire célébrant le passage, pour l’humanité, de l’obscurité de l’ignorance à la lumière de la connaissance et de la conscience – celle que permet naturellement l’accès direct au texte biblique.
Cette apologie de l’humanité éclairée se contemple au miroir de la Neuvième Symphonie de Beethoven, autre célébration – schillérienne, elle – de la fraternité des Lumières, dont elle emprunte le grand format : la symphonie instrumentale devient, là aussi, chorale en son final composé de neuf sections (airs, duos, chœurs), dépassant en volume les trois mouvements précédents. Cependant, chez Mendelssohn, ces trois premiers mouvements symphoniques ne donnent pas organiquement naissance, comme chez Beethoven, au surgissement choral du dernier. Tissant les grands thèmes orchestraux, ils apparaissent plutôt comme une sorte de long prélude où l’émergence soudaine du chœur annonce nettement le moment le plus substantiel de l’œuvre.

Âme éperdue
Cela rapproche la symphonie-cantate de Mendelssohn de la dramaturgie d’un oratorio dont les textes sacrés choisis par le compositeur dessinent la cohérence théâtrale. Car c’est bien de drame qu’il s’agit dans cette œuvre, trop souvent réduite au prestige d’un ruissellement sonore.

Bible de Gutenberg dont le volume 1 est ouvert à la page Prologus, par Johannes Gutenberg et Johannes Fust, Mayence, vers 1455. © Paris, bibliothèque nationale de France (BnF) / Réserve des livres rares

Les airs solistes relèvent ainsi d’une narration angoissée, éperdue. Ceux confiés au ténor appartiennent moins à un récitatif à la manière de Bach qu’à l’expression du mouvement intérieur d’une âme égarée, très liée aux sombres questionnements du romantisme allemand et esthétiquement bien plus proche du Fidelio de Beethoven que des Passions du cantor. Les étranges dissonances de l’air en do mineur « Stricke des Todes » ressortissent d’un opéra spirituel où la question déchirante, fiévreuse, « Ist die Nacht bald hin ? » (« La nuit est-elle bientôt terminée ? »), ouvre littéralement les cieux et fait répondre les chœurs d’anges, accueillant l’âme inquiète en une fugue d’une maîtrise inouïe.

« Le chœur offre une conclusion grandiose. Il éclate en une apothéose glorifiant Dieu et la sortie de l’homme des ténèbres, apex absolu de toute l’œuvre. »

 

Apocalypse selon Saint Jean – L’adoration de l’Agneau, par Albrecht Dürer, vers 1498-1511. © Reims, musée Le Vergeur / RMN-Grand-Palais / René Gabriel Ojéda

Tous les arts « au service de Celui qui les a donnés et créés »
Mais, dans cette ascension vers la clarté que représentent les stations successives de ce dernier mouvement, la progression est savamment ménagée. Après la résipiscence offerte par le duo apaisé entre le ténor et la soprano – et qui rappelle les consonances délicates de La Création de Haydn – le chœur offre une conclusion grandiose. Il éclate en une apothéose glorifiant Dieu et la sortie de l’homme des ténèbres, apex absolu de toute l’œuvre.
La première partie de ce chœur final se conclut en renouant avec le premier thème du premier mouvement, suivant une géométrie cathédrale parfaite. Son texte en est le psaume 96, traduit par Luther. Ainsi, la figure du réformateur seconde utilement celle de l’inventeur de l’imprimerie. Très significativement, l’exergue même de cette œuvre totale est, elle aussi, empruntée à Luther : « Je souhaiterais voir tous les arts, en particulier la musique, au service de Celui qui les a donnés et créés. » Gutenberg, Luther, Bach : les références pétries de gratitude se côtoient dans une célébration à la fois religieuse, humaine et patriotique, dont Mendelssohn réussit l’immense synthèse musicale.

Sylvain Fort,
critique musical

1 « Chant de louange ».


À VOIR

Felix Mendelssohn
Symphonie nº 2 Lobgesang
Mercredi 25 janvier 2023, à 20 h
CHAPELLE ROYALE
1h20, sans entracte

Julia Kleiter, soprano
Robin Tritschler, ténor
Pygmalion, chœur et orchestre
Raphaël Pichon, direction musicale

INFORMATION ET BILLETERIE
Sur le site Internet du Château de Versailles Spectacles

Par téléphone :
01 30 83 78 89
En billetterie-boutique
(ouverte du lundi au vendredi de 11 h à 18 h) : 3 bis, rue des Réservoirs, à Versailles

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