Louis XV sur un divan

Les passions d’un roi : c’est l’angle choisi pour cette exposition sur Louis XV. Alors, allons plus loin, et explorons-en les ressorts profonds ! La psychanalyste Julia Kristeva, qui a écrit un roman, L’Horloge enchantée, où le roi apparaît en filigrane, a accepté de se prêter à l’exercice.

Détail du planétaire de la pendule astronomique de Louis XV, réalisée par Claude-Siméon Passemant, Louis Dauthiau et Jacques et Philippe Caffieri, 1749-1753. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © Château de Versailles, Dist. RMN / © Christophe Fouin.

Julia Kristeva, dans quel cadre souhaitez-vous esquisser cette analyse du souverain ?
En tant qu’analyste, je ne suis pas de ceux qui prétendent décrypter des personnalités célèbres, rois ou reines de surcroît, sans que celles-ci ne l’aient jamais demandé ! Mais en tant que romancière, il est vrai que j’ai déjà fait une intrusion dans le profil psychologique de Louis XV en racontant l’histoire de l’horloger Claude-Siméon Passemant que je présente, dans mon livre, comme un ami du souverain. J’y vois des frères jumeaux, aux destins très différents, mais qui échappent tous deux à la mélancolie par l’intermédiaire de la science et de la technique. Celles-ci les réunissent autour de cette fameuse pendule qui trône, au château de Versailles, dans l’appartement privé des rois…

Pendule astronomique de Louis XV, par Claude Siméon
Passemant, ingénieur, Louis Dauthiau, horloger du roi depuis 1751 et Jacques et Philippe Caffieri, sculpteurs, fondeurs et ciseleurs, 1749-1753. Musée national des châteaux de
Versailles et de Trianon. © Château de Versailles, Dist. RMN / © Christophe Fouin.

… l’extraordinaire pendule de Passemant qui, le temps de l’exposition, accueille les visiteurs dans une première salle. Il nous a paru, en effet, qu’elle symbolisait à elle seule le roi, son règne, son style…
Ah oui, c’est vrai ? Mais c’est formidable ! D’habitude, 9999 (comme je l’appelle familièrement) se laisse éclipser par d’autres spécimens du « style Louis XV »… Pour moi, cette pendule est un véritable portrait du souverain tourmenté qui préfigure la ruée vers le temps de notre humanité technique, en manque de valeurs. Regardons cet homme sans bras, qui se dérobe à l’action, mais avec un esprit bouillonnant et une virilité exacerbée. Alors que Louis XV se remet de l’attentat manqué de Damien, il confie, en montrant sa tête, à un visiteur s’enquérant de son état : « Oui, le corps va bien, mais ceci va mal, et ceci est impossible à guérir1. » Comme la pendule, programmée pour donner l’heure universelle jusqu’en 9999, la tête du roi abrite de nombreux mécanismes qui grincent de douleur et de plaisir dans une survivance monstrueuse et géniale.

Appuyons-nous sur un magnifique portrait dressé par le duc de Luynes dans ses Mémoires2, en 1743, quand le règne de Louis XV a atteint sa pleine maturité. Luynes commence par décrire le tempérament du roi comme « ni vif ni gai : il y aurait même plutôt de l’atrabilaire ».
Oui, j’ai bien remarqué ce terme, et y adhère complètement : dès le berceau, le roi est porté, dans la vie comme au pouvoir, par la faux de la mort. Interviennent la guerre d’Espagne, le froid polaire, les difficultés économiques, mais surtout le contexte familial, avec la disparition prématurée de sa mère qui résume toutes les autres. Écrivant une lettre de condoléances au maréchal de Noailles, Louis XV le constate par lui-même : « Mon cousin, j’ai le malheur de n’avoir jamais su ce que c’est que de perdre une mère3. » Le docteur Freud aurait apprécié, lui qui définit la mélancolie4 comme « l’ombre de l’objet (entendons : maternel) tombé sur le moi ». Hanté par la mort maternelle, au point de se confondre avec elle, il ne peut pas perdre la mère.

Le roi était obsédé par la mort : « Le détail des maladies, des opérations, assez souvent de ce qui regarde l’anatomie, les questions sur les lieux où l’on compte se faire enterrer sont malheureusement ses conversations trop ordinaires. »
La disparition maternelle l’imprègne totalement : la mort, finalement, c’est lui. Il se perd lui-même, en s’appropriant ses projections et ses proies, bêtes sauvages, femmes, et jeunes filles pour finir, insatiable dévoration du féminin en soi.

Vue de l'exposition à l'entrée d'une restitution de la Petite Galerie des Chasses exotiques dans ses dimensions d'origine.
Les neufs tableaux qui ornaient cette galerie et que le Musée de Picardie, à Amiens, a bien voulu prêter reviennent pour la première fois au château de Versailles depuis 1767. © EPV / Thomas Garnier.

« Un exercice violent et de la dissipation lui sont nécessaires », relate le duc de Luynes. Louis XV chassait à en faire crever ses chevaux ! Il entraînait son entourage, l’hiver, dans des courses de traîneaux effrénées où il se comportait comme un véritable casse-cou !
Le divertissement fournit le seul moyen de conjurer l’obsession morbide. Cela, Louis XV l’a appris très tôt, auprès notamment de celle qui a pris soin de lui, madame de Ventadour. « Les grands plaisirs l’attachent5 », témoigne sa gouvernante. Pour éviter qu’il ne s’ennuie, celle-ci donne congé à ses précepteurs et s’occupe elle-même de ses leçons. Madame de Ventadour – qui rime d’ailleurs avec Pompadour – fait de son mieux pour le combler.

« Le jus de la mort, il en a fait un alcool de vie. »

Une autre façon de maîtriser la mort, c’est d’y participer en la donnant : elle scande sa passion pour la chasse ainsi que sa sexualité débordante, les femmes n’étant prises que comme des objets de consommation. Le jus de la mort, il en a fait un alcool de vie. Ce qui n’exclut pas son attachement pour son épouse, Marie Leszczyńska – qui l’a rassuré en le faisant père – ou ses filles – pour lesquelles il s’est enfin autorisé de la tendresse – ou ses favorites – qui l’ont aidé à se détourner de sa mélancolie. Mais le père et l’amant ne comblent pas la toute-puissance de la virilité traumatisée.

Dans l'exposition, les portraits de trois des quatre dernières filles de Louis XV, Madame Victoire, Madame Sophie et Madame Louise, tous commandés à Jean-Marc Nattier et livrés en 1748. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © EPV / Thomas Garnier

Le mémorialiste indique paradoxalement un fond de timidité, une difficulté à s’exprimer : « On voit quelquefois qu’il a envie de parler (…) et les expressions semblent se refuser. »
Cette mélancolie – à laquelle personne n’échappe lors de la séparation d’avec la mère – produit différents affects : tristesse, colère, recherche de compensation… S’ils sont refoulés, les affects peuvent provoquer des comportements excessifs tels que l’anorexie, la boulimie ou l’hystérie. Ce n’est pas le cas de Louis XV qui ne refoule pas ces affects, mais s’en dissocie. Attirée par la mort, sa pensée se fait incertaine, répétitive, parfois évasive, inadaptée au contexte. Le roi peut être décrit comme un mélancolique obsessionnel dont madame de Ventadour dit aussi qu’il aimait écrire, mais qu’il ne lisait pas. La remarque est d’une remarquable justesse clinique : la lecture, telle que notre civilisation nous l’a transmise, induit une identification psychosomatique avec l’autre, le texte, le livre. Or, pour le roi, l’autre étant mort, inaccessible, cette identification s’avère impossible. Il évite de lire, tout en mémorisant inlassablement cartes géographiques, dessins architecturaux, mesures et autres données techniques.

Louis XV détaille le rapport d’autopsie de son fils à ses courtisans, très gênés…
Il a lu un compte-rendu médical dont il a recueilli les informations scientifiques, comme un pansement qui comprime le vécu charnel. Certains mélancoliques se plongent dans le plaisir des mots et deviennent des poètes. D’autres se plaisent avec le jeu des données et cela relève de la « pensée calcul » sur laquelle Louis XV s’appuie de tout son être. C’est un homme d’une exceptionnelle intelligence et qui fait preuve d’une incroyable mémoire. Il est avide de connaissances qu’il stocke dans son esprit à la manière d’un disque dur. Il s’agit pour lui d’éviter le langage – qui lui fait défaut – et de trouver d’autres moyens d’expression afin, au-delà de la mort, de capter l’infini : c’est le « langage du génie », propre à la mélancolie. Le dessin, la géométrie, la géographie lui donnent une consistance, ils l’amènent à se passionner pour l’architecture, les sciences et, notamment, l’astronomie.

C’est une personnalité complexe, ce que Luynes annonce d’emblée : « Un caractère caché, non seulement impénétrable dans son secret, mais encore très souvent dans les mouvements qui se passent dans son âme. » Cela relève-t-il vraiment de son caractère, ou plutôt de son rôle de roi ?
Louis XV est, en effet, obligé de projeter ses traits obsessionnels dans le contexte de la Cour qui va, en retour, les conforter. Quelles que soient les remontrances du Parlement, qu’il diffère ou qu’il contre, « je suis le maître absolu, ma puissance absolue vient de Dieu », écrit-il au duc de Richelieu. Et il y croit, comme il croit aux péchés que cet Apollon de Versailles ne se prive pas de commettre. Un portrait du jeune roi manifeste cette dualité. Le visage poupin, un peu efféminé, doté de grands yeux noirs et humides, contraste avec son corps, dressé : un corps d’athlète, formé à un spectacle dont Louis XV était parfaitement conscient, mais avec un cœur de mélancolique, sans cesse dans l’indécision, qui est bien forcé de jouer le rôle amer qu’on lui a attribué.

Souper du prince de Conti au Temple, par Michel-Barthélémy Ollivier, 1766. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © Château de Versailles, Dist. RMN / © Christophe Fouin

Luynes, d’ailleurs, précise que le roi « n’a jamais marqué d’impatience de gouverner lui-même ».
Le comportement du Régent, les prises de liberté du Parlement, la Marche rouge sont à l’unisson avec les hésitations de Louis XV dont l’esprit est mobilisé, tendu vers d’autres espaces : ceux de la technique et de l’avenir du monde. Son portrait par Montpetit, peu de temps avant sa mort, trahit une déception, mais il est éclairé par un léger sourire. Comme l’illustrent bien les soupers des cabinets qui rompent avec l’Étiquette7, Louis XV était psychologiquement programmé pour faire germer une nouvelle société. Pas celle prônée par les encyclopédistes – il ne lit pas, madame de Ventadour nous l’a dit – mais une société dont l’universalité tient à son ouverture à l’infini du temps. En mélancolique prophétique, Louis XV pressent la France telle qu’on la connaît aujourd’hui, avec son opinion publique effervescente et abstentionniste, l’importance toujours donnée au sexe et ses atermoiements pour agir. Incarne-t-il le début du déclin du « mâle occidental » ? On en revient encore à 9999, la pendule de Passemant !

Lucie Nicolas-Vullierme, rédactrice en chef des Carnets de Versailles
et Yves Carlier, conservateur général au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

1 J.-Ch. Petitfils, Louis XV, éd. Perrin, 2014, p. 585.
2 Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV (1735-1758), tome 5, 26 juillet 1743, p. 93-98.
3 Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, librairie administrative de Paul Dupont, 1865, t. II, p. 283.
4 Dans un texte célèbre intitulé « Trauer und Melancholie » (Deuil et Mélancolie) écrit en 1915.
5 J.-Ch. Petitfils, op. cit., p. 43.
6 J.-Ch. Petitfils, op. cit., p. 533.
7 Soupers intimes organisés par Louis XV, et très recherchés par ses courtisans, dans ses cabinets privés.

Pendule : La Création du monde [détail], par Claude-Siméon Passemant, 1754. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Franck Raux. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art. Dépôt du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

L’exposition Louis XV, passions d’un roi est organisée grâce au mécénat d’AXA et de Free - Groupe iliad. Son catalogue a bénéficié du soutien financier de la Société des Amis de Versailles.


À VOIR

Exposition Louis XV, passions d’un roi
jusqu’au 19 février 2023
Château de Versailles, salles d’Afrique et de Crimée

Horaires : Tous les jours, sauf le lundi, de 9 h à 17h30 (dernière admission à 17 h).

Billets : Accessible avec le billet Passeport, le billet Château, ainsi que pour les bénéficiaires de la gratuité.
Gratuit et illimité avec la carte « 1 an à Versailles ».

Commissariat : 
Yves Carlier, conservateur général du patrimoine, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
Hélène Delalex, conservatrice du patrimoine, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

Scénographie : Martin Michel

                    © Château de Versailles / Claire Le Meil

Autour de l'exposition

Visites guidées de l’exposition, ainsi que la visite guidée « Chez madame Du Barry, dame de Cour et de cœur » qui mène à son appartement, de nouveau rouvert au public.
Sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne sur chateauversailles.fr

Visites en famille : Plusieurs activités sont proposées

Un livret-jeu gratuit pour les 6-12 ans, disponible à l’entrée de l’exposition ou sur chateauversailles.fr

Un parcours audio, disponible dans l’audioguide du Château et sur l’application mobile onelink.to/chateau

Cycle d’activités proposé aux 18-30 ans et aux détenteurs du Pass Culture.

Programmation spécifique pour les abonnés « 1 an à Versailles » à découvrir sur chateauversailles.fr/abonnes


À LIRE / À ÉCOUTER

Le catalogue de l’exposition, sous la direction d’Hélène Delalex et Yves Carlier. Château de Versailles / éd. In Fine, 2022, 24 × 30 cm, 496 p., 49 €
Disponible sur boutique-chateauversailles.fr

L’Horloge enchantée, par Julia Kristeva, éd. Fayard, 2015, 13,5 × 21,5 cm, 448 p., 23 €

Une playlist « Louis XV » : Parcourez l’exposition en musique, au rythme du XVIIIe siècle, grâce à cette sélection musicale, disponible gratuitement sur la plateforme d’écoute Deezer.

 

 

 

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