Une aube
promise à Rodin

Dans le sillage de l’exposition Versailles Revival, 1867-1937, se dévoile une passion profonde : celle du célèbre sculpteur français Auguste Rodin (1840-1917) pour les jardins du château, comme le confirment les archives et les témoignages de ses proches.

Les jardins du château de Versailles au petit matin. © Château de Versailles / T. Garnier

La plus belle évocation de l’admiration d’Auguste Rodin pour Versailles émane de la plume de son secrétaire, Rainer Maria Rilke. Au tournant du XXe siècle, l’écrivain autrichien nous apprend que le sculpteur, alors âgé d’une soixantaine d’années et au faîte de sa gloire, se plaît tout particulièrement à y admirer les premières heures du jour. L’artiste quitte dès potron-minet sa propriété de Meudon, son « petit château Louis XIII » de brique et pierre qui lui sert également d’atelier, pour se rendre en train dans les jardins de l’ancien domaine royal, où il reste parfois jusqu’au soir. « Il va à Versailles, au réveil somptueux du parc, comme on allait au lever du roi »1, relate le poète, qui souvent l’accompagne.

Meudon-Versailles-Meudon
La proximité géographique de Rodin avec Versailles l’amène à côtoyer de nombreuses personnalités de la ville, parmi lesquelles le peintre Maurice Lobre ou le conservateur du musée Pierre de Nolhac. Dans ses mémoires, ce dernier complète idéalement le témoignage de Rilke et précise davantage la ferveur intime, mais néanmoins réelle, du maître pour le lieu : « Je me souviens des demi-heures passées auprès de lui dans le train qui le ramenait à Meudon après le labeur de l’après-midi […] Rodin a été un des premiers à rendre aux splendeurs de Versailles l’hommage sans réserve que nul ne leur refuse aujourd’hui, et personne ne savait mieux que lui pourquoi notre Parterre d’eau est un des lieux de gloire de l’art français. »2 Durant la Belle Époque, il est vrai que Rodin assiste à cette effervescence toute particulière née du sentiment de faire sortir Versailles de l’oubli, et de le voir enfin renaître. Au soir du 11 juillet 1908, il est convié à la fête que son amie Élisabeth Greffulhe organise dans les bosquets des bains d’Apollon et de la Colonnade. Son programme est élaboré de concert avec son cousin le comte Robert de Montesquiou, autre grand passionné de Versailles. Auguste Rodin ressort enthousiasmé de cette soirée féerique. « C’était souverainement beau »3, félicite-t-il ce dernier peu après. Dans les mêmes années, il participe régulièrement à l’exposition organisée annuellement par la Société des amis des arts de Seine-et-Oise dans un des salons de l’hôtel de ville de Versailles. En 1909, il prête pour l’occasion une tête issue de son célèbre groupe Les Bourgeois de Calais. Enfin, l’artiste est également convié à certaines grandes réceptions diplomatiques. Le mercredi 13 juillet 1910, il est ainsi invité à une visite du château de Versailles en présence de leurs Majestés de Belgique, Albert Ier et Élisabeth.

 

Auguste Rodin, M. et Mme Simpson et leur fille Jean au bassin de Neptune des jardins du château de Versailles, par Ouida Bessie Grant, 1909.
© Paris, archives du musée Rodin

Arrêt sur Versailles
Si l’intérêt de Rodin pour Versailles peut paraître à première vue moins évident et plus anecdotique que celui qu’il a manifesté pour l’art antique ou gothique, il répond néanmoins à une certaine logique, s’agissant du plus grand musée de sculptures à ciel ouvert en France, de surcroît situé à quelques kilomètres seulement de l’un de ses deux principaux lieux de résidence et de travail, l’autre étant l’hôtel Biron, à Paris, à partir de 1908. Cette inclination, que l’on perçoit tout particulièrement au tournant de sa vie, explique sans doute la raison pour laquelle le sculpteur participe à la fondation et au développement de la Société des Amis de Versailles, créée en 1907, et dont il reste membre du conseil d’administration, puis membre titulaire pendant de très nombreuses années.
Au-delà de cet engagement particulièrement symbolique, confirmé par de multiples témoignages recueillis dans sa correspondance tant professionnelle que privée, d’autres documents attestent encore davantage la familiarité de l’homme avec Versailles, comme ceux aujourd’hui conservés dans les archives du musée Rodin à Paris 4. Plusieurs albums du maître contiennent des photographies, dont certaines probablement prises par l’artiste lui-même (représentant les façades du château, des sculptures, des intérieurs). D’autres clichés le montrent entouré de ses amis américains, comme en 1908 et 1909, en visite avec les Simpson. On y trouve également des photographies à caractère plus protocolaire, comme celles prises en 1904 à l’occasion du banquet donné en l’honneur de parlementaires scandinaves dans la galerie des Batailles.

« Plusieurs albums du maître contiennent des photographies, dont certaines probablement prises par l’artiste lui-même (représentant les façades du château, des sculptures, des intérieurs). D’autres clichés le montrent entouré de ses amis américains, comme à l’octobre 1908, en visite avec les Simpson. »

 

Carte de membre de la Société des Amis de Versailles d'Auguste Rodin, 1910.
© Paris, archives du musée Rodin

Versailles modèle ?

La main crispée, vue sous un autre angle. © Philadelphia Museum of Art

La main crispée, par Auguste Rodin, modèle vers 1885 et fonte par Alexis Rudier en 1925. États-Unis, Philadelphie (Pa.) 
© Philadelphia Museum of Art

Grand bibliophile, Rodin achetait de très nombreux ouvrages chez les antiquaires de Versailles et sa présence dans la ville, au château, comme dans les jardins ne fait pas l’ombre d’un doute. Pour autant, le lieu a-t-il véritablement suscité son inspiration, constitué une forme de modèle et peut-on envisager de relire son œuvre à l’aune de cette disposition ?

© Château de Versailles / C. Fouin

 

 

 

Aussi séduisante que puisse être cette hypothèse, elle doit être appréhendée avec prudence pour cet artiste inclassable que l’on a souvent qualifié de « titan de la sculpture ». Car, si l’on peut percevoir une lointaine parenté dans certains détails, en comparant par exemple le traitement nerveux de la main gauche du géant Encelade progressivement ensevelie sous la roche, par les frères Marsy, et certaines études de main créées par le maître, l’investigation mérite un examen approfondi et étayé.

 

Auguste Rodin, M. et Mme Simpson et leur fille Jean au bassin de Neptune des jardins du château de Versailles, par Ouida Bessie Grant, octobre 1908.
© Paris, archives du musée Rodin

Depuis la mort de l’artiste peu avant la fin de la Première Guerre mondiale, deux œuvres en lien direct avec lui sont entrées dans les collections du musée national du château : en 1923, un buste en plâtre de Rodin par Léopold Bernhard Bernstamm, suivi sept ans plus tard d’un buste en bronze de Clémenceau créé par le maître et fondu par Pradier. Rodin, dont l’une des devises était « Mon seul guide est mon plaisir », demeure ainsi bien présent à Versailles. Un poème intitulé « L’escalier de l’Orangerie. Versailles », composé en 1906 par Rainer Maria Rilke, nous ramène peut-être d’ailleurs une dernière fois sur les traces de l’artiste en ce lieu : « Comme les rois dont le seul rôle est d’avancer presque sans but, dans leur manteau de solitude, rien que pour se montrer, de temps en temps à ceux qui de chaque côté devant eux sont courbés […] » 5 À la lecture de ces quelques vers, on imagine inconsciemment la silhouette du sculpteur se dessiner en haut des Cent Marches…

Claire Bonnotte Khelil,
collaboratrice scientifique au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

 

1 Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin, trad. de Maurice Betz, Paris, éd. Émile-Paul Frères, 1928, p. 191.
2 Pierre de Nolhac, La Résurrection de Versailles. Souvenirs d’un conservateur, 1887-1920, Paris, Perrin, 2002, p. 109.
3 Lettre d’Auguste Rodin à Robert de Montesquiou, [s.d.], Fonds Robert de Montesquiou, Paris, Bibliothèque nationale, NAF 15267, f°70-71.
4 Nous remercions chaleureusement Sandra Boujot, chargée des archives institutionnelles au musée Rodin, pour son aide précieuse dans cette recherche.
5 « L’escalier de l’Orangerie. Versailles », publié dans Rainer Maria Rilke, [Nouveaux poèmes I], trad. D. Iehl, in Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, 1997, p. 396.

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