Derrière l'objectif

Discret et rieur derrière ses appareils, ce photographe du Château cherche depuis plus de quarante ans à en capter la beauté. La veille de son départ à la retraite, Les Carnets lui tirent leur révérence, tandis qu’il songe à sa Normandie et à toutes les merveilles qu’il photographiera demain.

Christian Milet et sa caméra dans les salles des Croisades. © Didier Saulnier

Vous avez passé toute votre vie au château de Versailles où vous avez grandi. Quels souvenirs d’enfance en gardez-vous ?
Christian Milet : Mon père, qui était tapissier au Louvre, a été muté au château de Versailles lorsque j’avais trois ans. C’était en août 1964. Nous disposions alors d’un logement de fonction dans le parc. J’étais le petit protégé des jardiniers avec qui j’adorais passer du temps, malgré notre différence d’âge. Avec les copains du quartier, on courait dans les allées, on escaladait les murs, on faisait des courses de vélo dans les bassins à sec. Des aventures qui ont fini, pour certaines, dans les eaux boueuses du ru de Gally ! J’ai des souvenirs très forts, aussi, des visites officielles. C’était quand même extraordinaire, tout gamin, d’assister, planqué derrière les troènes, à l’atterrissage de l’hélicoptère du président de la République sur la place d’Armes du Grand Trianon.

Vous n’alliez pas dans le château ?
C. M. On n’y entrait pas comme dans un moulin ! Mais tous les jeudis, je passais ma journée à l’atelier de tapisserie de mon père, où j’aimais coudre et bricoler. J’y avais installé un stand de tir : j’alignais mes petits soldats de plomb que je visais avec son pistolet à agrafes. Depuis l’atelier, un passage très discret permettait d’accéder aux salles des Croisades. Il fallait y entrer par une petite porte que l’on devait refermer pour pouvoir ouvrir la seconde. On était alors plongé dans une obscurité totale, où voletaient parfois des chauves-souris. C’était l’antichambre minuscule d’un monde merveilleux fait de dorures, de blasons et de chevaliers.

La galerie des Batailles après l’explosion de la bombe placée, en juin 1978, par deux membres du Front de libération de la Bretagne. © Christian Milet

Comment êtes-vous devenu photographe ?
C. M. Mon père m’a initié à la photographie et au plaisir du tirage quand j’avais une douzaine d’années. Le week-end, on réquisitionnait la cuisine dont on occultait les fenêtres, pour la transformer en vrai petit labo photo. Gamin, je photographiais des scènes de rue, de marché, des places, des cirques : les sujets que j’aime encore le mieux traiter. Mes photos ont été remarquées lors d’un concours départemental organisé sur le thème des Versaillais à Versailles, quand j’avais seize ans. Ma mère, voulant m’encourager dans cette voie, m’a présenté au chef de service photographique de la RMN1 où elle travaillait. Lui m’en avait alors tout à fait dissuadé, jugeant que, sans bac, je n’y parviendrais jamais.
C’est en 1978 que s’est joué un épisode décisif de ma vie. La nuit du 25 au 26 juin, le château de Versailles a subi un terrible attentat revendiqué par des Bretons indépendantistes. Une bombe avait dévasté les décors d’une dizaine de salles de l’aile du Midi. Mon père m’a demandé de prendre des clichés pour son rapport de restauration. Ces photographies ont été aperçues par le conservateur en chef de l’époque, Gérald Van der Kemp. Quand ce grand monsieur m’a convoqué pour récupérer mes images, je lui ai demandé, avec toute la fanfaronnade dont on est capable à dix-sept ans, ce qu’il pouvait me proposer en échange. À l’époque, je gagnais ma vie comme mécanicien dans un magasin de vélo et je dépensais tout mon salaire dans du matériel de photo. Vous imaginez ma joie quand il a proposé de m’embaucher comme photographe professionnel au château : elle a explosé comme un bouchon de champagne. Mais discrètement, parce que j’ai eu le culot, ou la naïveté, d’exiger un petit délai de réflexion.

Le photographe Christian Milet à l’affût des images dans les jardins du Château. © Didier Saulnier

Vous êtes donc tout à fait autodidacte ?
C. M. Non, aussitôt après avoir accepté la proposition de monsieur Van der Kemp, je me suis inscrit à l’école de photographie Louis-Lumière. Pendant cinq ans, j’ai suivi les cours du soir, après ma journée de travail que je passais aux côtés du photographe de l’époque, monsieur El Meliani. Il avait des méthodes tout à fait personnelles et empiriques, aux antipodes des méthodes que l’on m’enseignait à Lumière, mais il était excellent. Il développait ses photos à la lueur d’une cigarette et savait apprécier la qualité de ses produits en les goûtant. Mais moi, mauvais élève, je ne fumais pas et je répugnais à l’idée d’avaler ces substances chimiques…

Quels sont vos souvenirs les plus marquants à Versailles ?
C. M. L’événement qui m’a le plus impressionné, c’est la tempête de décembre 1999. Le fracas des arbres et leur chute, des heures après l’accalmie. La vision des allées de Trianon, enchevêtrées de troncs. Mes images du désastre au petit matin ont beaucoup circulé en France et au Canada.
J’ai aussi, gravés dans ma mémoire, les souvenirs de rencontres avec des personnalités exceptionnelles, comme Maurice Béjart. J’ai eu la chance d’être envoyé à Lausanne pour filmer la conception de son ballet, Enfant roi, présenté au château de Versailles en juin 2000. Boire un café avec lui, l’entendre parler de son travail, m’interroger sur le mien, c’était fou.

Le Rocher et le Belvédère du Hameau de la Reine photographiés sous la neige par Christian Milet. © Christian Milet

Quarante-deux ans au château de Versailles, c’est une longue carrière autant qu’une épreuve de fidélité… Quel est votre secret ?
C. M. D’abord, le métier de photographe a beaucoup changé. J’ai tout appris à l’ère de l’argentique, de la magie de la chambre noire, de son odeur si spéciale. J’ai vu l’arrivée du numérique, qui m’a permis de beaucoup m’amuser. Je fais aussi énormément de vidéos et je suis régisseur de l’auditorium du château depuis 1980. Je suis aux manettes d’une magnifique salle aménagée au pavillon Dufour par Dominique Perrault, qui accueille de nombreux colloques et événements.
Il y a aussi les moments partagés avec des collègues passionnés qui vous parlent de fouilles archéologiques, des dessous des fontaines, vous invitent dans leur atelier ou vous racontent le château qu’ils connaissent comme leur poche.
Et bien sûr, il y a le pouvoir exceptionnel de ce site qui se laisse photographier toute une vie, au gré des œuvres que l’on restaure, de ses lumières changeantes et des saisons qui transforment les jardins. Le secret, c’est aussi de changer de point de vue, de chercher de nouveaux angles, et d’essayer toujours de mieux faire.

Parmi les dizaines de milliers de photos que vous avez prises à Versailles, avez-vous une préférée ?
C. M. Ma dernière photo, c’est toujours la meilleure. Voilà pourquoi je recommence toujours !

Propos recueillis par Clotilde Nouailhat

1 Réunion des musées nationaux.

MOTS-CLÉS