Il y a dans tout mécénat un ressort intime qui relie le don à un souvenir, un goût, une épreuve, un devoir. L’anonymat lui ajoute parfois une teinte de romanesque et, à notre reconnaissance, de l’incrédulité.
Nous ne saurons jamais pourquoi Mme Heymann a fait au château de Versailles le legs d’une fortune importante pour acquérir « seulement » des meubles qui y figuraient avant la Révolution française. Nous ne garderons l’image que de l’écriture tremblante d’un testament dans lequel elle désigne le château de Versailles comme son héritier.
Depuis dix ans, les plus gros chantiers de restauration de Versailles se réalisent dans l’ombre d’un fantôme dont on ignore – presque – tout. Lorsque la Fondation Philanthropia, représentée alors par Thierry Lombard, s’intéressa pour la première fois aux grands travaux de Versailles, en 2012, nous n’avions qu’une idée vague de la somme conséquente que cette fondation abritante suisse voulait consacrer à la sauvegarde de notre patrimoine.
Par un jour neigeux, nous étions quelques-uns à être suspendus aux mots de Frédéric Didier, architecte en chef des Monuments historiques, qui décrivait l’urgence de quatre interventions majeures concernant la Chapelle royale, le bassin de Latone, les toitures du Grand Trianon, le Hameau de la Reine… Chacun de nous avait, sans doute, une préférence cachée pour un de ces lieux qui font la renommée mondiale du domaine de Versailles. Chacun de nous passait un grand oral par procuration. Le bassin de Latone fut retenu. Frédéric Didier ne laissa rien paraître de son regret, car son inquiétude se portait d’abord sur le mauvais état de la Chapelle.
Le bassin de Latone : faire découvrir les métiers du patrimoine
Avec la fontaine et le parterre de Latone, Pierre-André Lablaude, architecte en chef en charge des jardins, allait diriger son dernier grand chantier, le « chantier d’une vie », avant de s’éteindre en 2018. Au-delà de ce don exceptionnel se construisait, avec la Fondation Philanthropia, un partenariat qui allait se renforcer au fil des années. L’engagement exigeant de notre mécène saurait galvaniser le nôtre. De conversations multiples allait se nourrir un projet commun. Désormais, nous demanderions aux entreprises d’associer obligatoirement des apprentis à nos chantiers. Le bassin de Latone devenait un atelier de plein air ouvert au public et, en particulier, à la découverte pour les jeunes des métiers du patrimoine.
Trianon-sous-Bois : entraîner d’autres mécènes à sa suite
En 2015, alors qu’il fallait se résigner à mettre des seaux et des serpillières dans les appartements que le Général de Gaulle avait fait aménager au Grand Trianon, dans l’aile de Trianon-sous-Bois, pour en faire une résidence présidentielle, la Fondation Philanthropia apporta un nouveau soutien au château de Versailles avec le souci d’entraîner d’autres mécènes à sa suite. La SNCF, Aéroports de Paris acceptaient de nous rejoindre pour colmater la partie la plus abîmée des toitures du Grand Trianon. Peu à peu s’est ainsi bâtie, entre les équipes du château de Versailles et la Fondation Philanthropia, une relation singulière, directe, et pour tout dire, amicale qui permet d’aller toujours un peu plus loin pour faire mieux en faveur d’une cause partagée. Comme le dit Denis Pittet, Président de la Fondation : « Si le philanthrope sait pourquoi il donne, la diversité des opportunités constitue un défi. » C’est ce défi qu’il fallait relever pour le château de Versailles.
Chapelle royale : fortifier une histoire commune
Nous y pensions, avec appréhension, en sollicitant une nouvelle fois la Fondation Philanthropia pour la restauration majeure, indispensable, de la Chapelle royale. L’histoire continuait, fortifiée par des échanges ininterrompus dans lesquels Denis Pittet et les équipes de la Fondation sont devenus les avocats, les messagers de nos projets auprès des clients de la Banque Lombard Odier qui l’a créée. Cette relation s’est encore affermie dans les aléas de la crise sanitaire où les travaux de la Chapelle royale ont pu continuer jusqu’à leur terme, au printemps dernier. Et voilà qu’en une décennie s’est imposée la Fondation Philanthropia comme un grand mécène du château de Versailles, un « Grand Mécène de la Culture », selon la distinction dont l’honore, cette année, le ministère de la Culture.
Le projet de sa vie
Mais, pourtant, nous ne savons rien de la passion de ce philanthrope qui légua sa fortune à la science et à l’art, à l’Institut Gustave Roussy et à Versailles. Rien ou si peu. Ou peut-être l’essentiel. Une amitié née à Versailles… Sa volonté expresse était que, sous la houlette de la Banque Lombard Odier, sa Fondation, dont il étudia pendant des années les statuts et les objets, ne vit le jour qu’après sa mort, survenue en 1981. Il la construisit dans l’anonymat, comme il voulait que sa générosité demeure anonyme. Consacrée essentiellement à la recherche médicale, elle était le projet de sa vie.
Quelques bribes de confidences dessinent le souvenir d’un grand financier à l’exceptionnelle réussite qui détestait l’ostentation, mais dont l’hospitalité était légendaire. Séduisant, curieux de tout, mais réservé voire distant, exigeant pour les autres comme pour lui-même, énergique voire autoritaire, mais enthousiaste et d’un commerce raffiné… Un peu artiste lui-même – il avait été élève aux Beaux-Arts – il était aussi un grand connaisseur de la peinture.
« Quelques bribes de confidences dessinent le souvenir d’un grand financier à l’exceptionnelle réussite qui détestait l’ostentation, mais dont l’hospitalité était légendaire. »
Mais pourquoi Versailles ? Pour une rencontre peut-être. On sait que ce grand collectionneur prit les conseils de Gérald Van der Kemp pour offrir une partie de ses œuvres de la fin du XIXe siècle au musée d’Orsay qui allait naître, et que le conservateur de Versailles (de 1953 à 1980) devint son ami. Depuis plusieurs décennies, la Fondation Philanthropia s’emploie à optimiser les actions permises par ce donateur inconnu. Elle en a fait son exigence qu’elle impose de manière pointilleuse aux projets qu’elle encourage. Denis Pittet ne manque jamais de le rappeler comme l’hommage qu’il rend à ce mécène qui n’avait pas d’héritier.
Catherine Pégard,
Présidente de l’Établissement public du château,
du musée et du domaine national de Versailles
pour les Carnets de Versailles n°19 (novembre 2021 – mars 2022)