Éloge du requiem

Le propre de la musique n’est-il pas de traduire, par le truchement des notes, les mouvements de l’âme ? C’est une résistance farouche
de l’esprit qui, face à la mort, s’exprime.

Vanité [détail], par Simon Renard de Saint André, XVIIe siècle. Marseille, musée des Beaux-Arts. © Dist. RMN-Grand Palais/Jean Bernard

Pourquoi des Requiem ? La réponse est d’abord pratique : pour accompagner la liturgie des morts. Le requiem est cette messe votive codifiée par l’Église pour servir de musique d’accompagnement à un service funèbre, qu’il soit funérailles ou commémoration. Autre chose, cependant, rôde dans les requiem que le seul souci du bon ordonnancement liturgique. Autre chose vient nous saisir, dont la musique seule peut-être sait à ce point faire entendre la rumeur. C’est la mort. Le requiem, tout bardé de contraintes (texte, longueur), illustre la vertu des exercices imposés, qui est de donner une immense latitude à qui sait en faire bon usage. Ainsi, derrière le texte obligé, derrière son enchaînement canonique et malgré les nécessités de la pompe funèbre, réside la possibilité pour le compositeur de faire rayonner une vision personnelle, de faire entendre sa propre angoisse ou sa sérénité face au terme ultime. Tout requiem révèle l’idée que son compositeur se fait de la mort. La simple phrase introductive « Requiem aeternam dona eis Domine » en est la pierre de touche. Une seule phrase suffit à révéler le tréfonds d’une sensibilité de musicien.

Les statues de Saint Jérôme (à gauche) et de Saint Augustin (à droite) en haut de la Chapelle royale. © Château de Versailles / Christophe Fouin

Épreuve de vérité

Un tel dévoilement nous engage entièrement. L’on ne saurait soi-même écouter un requiem sans suivre le compositeur dans cette épreuve de vérité. Le requiem est ce moment où la musique nous met face à notre heure dernière. Le requiem ne se contente pas de nous rappeler que nous allons mourir. Il nous porte à nous avouer dans quel esprit – dans quel espoir – nous mourrons. Qu’il soit de Févin ou de Verdi, il modèle notre eschatologie intime. Il fait mieux que donner une idée de la mort, il en fait sentir la brûlure. Le requiem évoque la mort au même titre que les gisants des églises, les tombeaux, les vanités et les oraisons funèbres. La musique bénéficie cependant, à cet égard, d’un statut scandaleusement dérogatoire : seule, elle possède la fulgurance qui, par la voie des nerfs, fait accéder à l’âme. Rien de plus charnel que la musique, et rien de plus spirituel. Elle nous confronte à la mort et, dans le même temps, nous apporte l’horizon d’une issue possible, d’une lumière peut-être, d’un au-delà sans doute. Que nous soyons sensibles à la musique nous prouverait presque que nous avons une âme. Lorsque la musique place sous nos yeux le spectacle de la mort, elle nous dit, secrètement : cela ne saurait s’arrêter là puisque tu m’entends et me comprends, moi, la musique, qui suis la voix de l’esprit, peut-être même la voix de Dieu. Illusion ou espérance ? Toute la singularité du requiem est dans cet étrange dialogue qu’il organise entre la chair – la nôtre, qui frémit – et l’esprit – qui tressaille et veut croire.

Détail au pied de la statue de Saint Jérôme. © Château de Versailles / Christophe Fouin

Campra, Mozart et Brahms : un prétexte pour « l’empoignade suprême »

Campra, Mozart et Brahms n’ont pas écrit de requiem pour une messe votive. Ils ont écrit pour parler de la mort. Certes, il y eut chaque fois un déclencheur. Dans le cas de Campra, l’occasion n’est pas claire, pas davantage que la date de sa composition, ni du reste que la réalité de son exécution. On ne sait même si l’oeuvre date du début de sa carrière parisienne (1694-99) ou est plus tardive. Dans le cas de Mozart, la commande anonyme passée par le comte Walsegg n’offre rien d’autre qu’un prétexte, et sans doute une aubaine financière. Quant au Requiem allemand, il procède de la mort de Robert Schumann (1856) et, plus sûrement encore, de celle de la mère de Brahms. Dans les trois situations, la contrainte liturgique semble moins forte que le désir personnel – moral, esthétique, spirituel – de se livrer à l’empoignade suprême.
De Campra, le manuscrit a disparu, nimbant son Requiem d’un profond mystère. La majesté des proportions, la simple splendeur chorale dénuée de sentiment tragique, toute tournée vers une clarté enivrante, l’expressivité partout recherchée sont d’une liberté inouïe, comme une conversation flamboyante avec la mort.
Étrange est la proximité entre ce manifeste lumineux et le Requiem allemand, destiné à une grande salle de concert plus qu’au service religieux. Le choix très personnel par Brahms du texte luthérien, en allemand, le refus du canon liturgique, l’expansion chorale infinie faisant de cette œuvre la plus longue du compositeur, la revendication du titre « Requiem humain » remplacé par le plus sobre « Requiem allemand » font échapper l’œuvre aux circonstances de son écriture. S’élève alors un hymne où le frayement de la mort appelle l’humilité et l’angoisse, mais fait sourdre en réponse une compassion et une tendresse humaines qui sont une prière sans liturgie. Le temple de pierre devient temple sonore.

L'orgue de la Chapelle royale. © Château de Versailles / Thomas Garnier

Un inachèvement comme une victoire sur la mort

Le plus proche de la mort est aussi le plus proche de sa propre mort. L’inachèvement par Mozart de son Requiem a nourri la légende. Est-elle si inexacte ? Un homme de génie qui sent ses forces l’abandonner accepte d’écrire un requiem : est-ce pour les quelques sous que cela lui procure, lui qui sait qu’ils seront si vite dépensés par son ménage ? N’est-ce pas plutôt pour dire le fin mot de son histoire ? Il a fallu que ce dernier mot ne lui fût pas laissé, et que, de cette confrontation finale, nous ayons des fragments glorieux, des traces frustrantes, des tentatives plus ou moins habiles de la part de ses disciples de reprendre le fil à partir de consignes orales ou de notes écrites. Voici pourtant que, depuis cette année 1791 où Mozart mourut, son Requiem inachevé fut, pour l’humanité entière, la pierre de touche d’une confrontation avec notre condition mortelle, comme si l’inachèvement était la trace même d’une victoire que nous répugnons à laisser à la mort, comme si ces derniers traits pâles des premières mesures du Lacrimosa étaient au contraire une forme de lueur parmi les larmes, la voie d’un mystère irrésolu, mais certes pas d’une défaite. Ô mort, où est ta victoire ?

Sylvain Fort,
critique musical

In memoriam
André Tubeuf (1930-2021), homme de lettres, musicologue, critique musical
pour Les Carnets de Versailles


À ÉCOUTER
à la Chapelle royale

Johannes Brahms (1833-1897)
Un requiem allemand

Mercredi 10 novembre, à 20h

Mari Eriksmoen, soprano
André Schuen, baryton

Pygmalion, choeur et orchestre
Direction : Raphaël Pichon

André Campra (1660-1744)
Requiem

Mardi 16 novembre, à 20h

Gwendoline Blondeel, dessus
Nicholas Scott, haute-contre
Zachary Wilder, taille
Marc Mauillon, basse-taille

Les Arts Florissants
Direction : William Christie

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Antonio Salieri (1750-1825)
Requiem

Samedi 20 novembre, à 19h
et dimanche 21 novembre, à 15h

Fatma Saïd, soprano
Ambroisine Bré, alto
Robin Tritschler, ténor
Andreas Wolf, basse

Le Concert Spirituel, chœur et orchestre
Direction : Hervé Niquet

Ce concert sera enregistré pour la collection discographique de Château de Versailles Spectacles

Information et billetterie :

• Sur le site Internet de Château de Versailles Spectacles : chateauversailles-spectacles.fr
• Par téléphone : 01 30 83 78 89
• En billetterie-boutique (ouverte du lundi au vendredi, de 11h à 18h) : 3 bis, rue des Réservoirs, à Versailles

 

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