Un tableau, une histoire : entrevue
de mémoire

Bien qu’écrites durant le XVIIIe siècle, Les Mémoires de Saint-Simon ne furent publiées intégralement qu’à la fin de la Restauration. C’est alors qu’elles inspirèrent les artistes tandis que Louis-Philippe mettait en place son projet de Galeries historiques à Versailles et commandait ce tableau à Louise Hersent.

Louis XV visite Pierre le Grand, 10 mai 1717, par Louise-Marie-Jeanne Hersent, 1838-1840. © Château de Versailles / Christophe Fouin.

Le voyage du tsar Pierre le Grand à Paris d’avril à juin 1717 fut un évènement considérable pour les liens diplomatiques qui lièrent la France et la Russie au début du XVIIIe siècle. À cette date, le jeune roi Louis XV n’était âgé que de sept ans alors que son grand-père Louis XIV était décédé deux années auparavant. C’est donc principalement le Régent, Philippe d’Orléans, qui accompagna le tsar et mena les discussions diplomatiques à la place du Roi durant ce séjour. Cependant, le 10 mai 1717, le tsar reçut à Paris, dans son hôtel de Lesdiguières où il séjournait, la visite du jeune Louis XV et de sa suite. Plus d’un siècle plus tard, Louis-Philippe commanda un tableau sur ce sujet pour ses Galeries historiques de Versailles.

Une entrevue relatée par Saint-Simon

L’œuvre de Louise Hersent, réalisée entre 1838 et 1840, met en scène cette entrevue : on y voit Pierre le Grand prendre affectueusement le jeune Louis XV dans ses bras. Les deux personnages sont entourés de plusieurs de leurs proches : derrière Louis XV, on devine notamment le duc du Maine, le maréchal de Villeroy et Fleury son précepteur ; tandis que Pierre le Grand est accompagné du prince Kourakine qui fut l’interprète du tsar durant son séjour en France. Si l’aspect peu protocolaire de la scène peut surprendre, Louise Hersent s’est en réalité inspirée d’une anecdote relatée par le mémorialiste Saint-Simon : « On fut étonné de voir le czar prendre le roi sous les deux bras, le hausser à son niveau, l’embrasser ainsi en l’air, et le roi, à son âge et qui n’y pouvait pas être préparé n’en avoir aucune frayeur. On fut frappé de toutes les grâces qu’il montra devant le roi, de l’air de tendresse qu’il prit pour lui, de cette politesse qui coulait de source et toutefois mêlée de grandeur, d’égalité de rang et légèrement de supériorité d’âge… ».

Louis XV visite Pierre le Grand, 10 mai 1717, par Louise-Marie-Jeanne Hersent, 1838-1840 [détail]. © Château de Versailles / Christophe Fouin.

Fidèle à l’anecdote, l’œuvre de Louise Hersent est empreinte d’une grande délicatesse, faisant de ce regard qui unit les deux personnages principaux un lien filial. Plutôt que de réduire la figure de Louis XV à celle d’un enfant, elle donne au contraire une idée d’égalité entre les deux personnages qui se retrouvent à la même hauteur et donne au geste de Pierre le Grand la marque d’un grand respect envers le jeune souverain. La bienveillance affichée par les deux protagonistes, mais également les deux fauteuils identiques placés derrière eux, participent à cette « égalité de rang » que soulignait Saint-Simon.

Le nouvel imaginaire dont s’empare Louise Hersent

Les Mémoires de Saint-Simon retraçant la fin du règne de Louis XIV et la Régence restèrent inédites jusqu’en 1829, quand parut un premier volume. Les anecdotes qui y sont relatées vont irriguer la production artistique et littéraire du XIXe siècle en formant un nouvel imaginaire collectif associé aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’œuvre de Louise Hersent en est le résultat : plutôt que de présenter cet évènement par toute la grandiloquence du protocole qui entourait ces entrevues diplomatiques, elle choisit un mode anecdotique qui interpelle plus efficacement le spectateur.

Il est à noter que pour réaliser cette œuvre plus d’un siècle après l’évènement, la physionomie des personnages va probablement s’inspirer des deux portraits contemporains de Louis XV par Rigaud et de Pierre le Grand d’après Nattier. Ceux-ci étaient, en effet, présents dans les salles des portraits de l’aile du Nord (n°141-150) des Galeries historiques entre 1837 et 1848.

Bastien Coulon,
attaché de recherche au CRCV


Un tableau pour les Galeries historiques

Le tableau, qui fut commandé pour les Galeries historiques de Versailles en 1838 à Louise Hersent, fut terminé en 1840 et placé dans la salle n°10, au rez-de-chaussée de l’aile du Nord à partir de 1842. Aujourd’hui en réserve, l’œuvre fut présentée lors de l’exposition « Pierre le Grand, un tsar en France, 1717 » qui s’est déroulée au château de Versailles en 2017.


Un programme de recherche sur le musée Louis-Philippe

Le Centre de recherche du château de Versailles (CRCV) accueille, depuis 2017, un programme consacré à la représentation de l’histoire au sein des collections du musée de Versailles (1837-1892).

Ses activités visent principalement à interroger les modalités de représentation de l’histoire à travers une étude iconographique, esthétique, sociale et culturelle des collections.


À LIRE

Gwenola Firmin, Francine-Dominique Liechtenham et Thierry Sarmant, 2019, Pierre le Grand, un tsar en France, 1717, cat. exp. (Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, 30 mai-24 sept. 2017), Versailles, château de Versailles / Paris, Lienart.

Claire Constans, « Illustration ou interprétation ? Une relecture de Saint-Simon par les peintres de Louis-Philippe », Cahiers Saint-Simon, n°31, 2003, p. 89-94.

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