Peinture de légende

L’écriture de l’histoire est pleine d’approximations, de confusions et de malentendus. Celle de Louis-Philippe à Versailles n’y échappe pas. Sa célébration des hauts faits qui marquèrent les croisades compte, entre autres méprises, un drôle de quiproquo.

Jacques de Molay prend Jérusalem (détail), 1299, par Claude Jacquand, 1846. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Franck Raux.

Février 1842. Alors que la grande salle des Croisades du château de Versailles vient à peine d’être ouverte, Louis-Philippe juge déjà insuffisante l’évocation de la geste des Francs outre-mer. Décision est aussitôt prise de consacrer les quatre salles contiguës à ces opérations militaires. En juin, Alphonse de Cailleux, directeur des Musées royaux, commande trente œuvres supplémentaires. Parmi celles-ci, le sujet d’une « Prise de Jérusalem par Jacques de Molay » est confié à Claude, dit Claudius, Jacquand. De format moyen (173,44 x 314,7 cm), la toile doit évoquer la reconquête de Jérusalem par les templiers en 1299. Elle trouvera place sur le mur sud de la quatrième salle des Croisades. Après quelques mois de réflexion, l’artiste dévoile sa vision du sujet : un intérieur d’église, Jacques de Molay y recevant les clés de Jérusalem de la part de Sarrasins vaincus. Malheureusement pour Jacquand, qui espère sans doute produire rapidement une oeuvre de facture classique, la direction des Musées lui impose une véritable scène de bataille. Trois années seront nécessaires pour que l’oeuvre aboutisse, entre hésitations, tentative de l’artiste d’échanger ce sujet contre un autre, esquisse retoquée…

« Une longue suite de surinterprétations d’éléments historiques avérés »

Terminée in extremis pour figurer au Salon de 1846, la composition interpelle la critique, qui lui reconnaît un certain effet de « grandeur ». Étendard à la main, Jacques de Molay y harangue la foule des guerriers dans la lueur de l’aube. L’instant est crucial : les templiers investissent la tour de David, la fameuse citadelle de Jérusalem. Dans quelques heures, ils seront redevenus maîtres de la cité qui les a vus naître. Seul bémol à cet enthousiasme pictural : les médiévistes s’accordent aujourd’hui sur le fait que ni Jacques de Molay ni une armée templière n’a jamais repris Jérusalem en 1299…

« Seul bémol à cet enthousiasme pictural : les médiévistes s’accordent aujourd’hui sur le fait que ni Jacques de Molay ni une armée templière n’a jamais repris Jérusalem en 1299… »

La commande de 1842 s’inscrit pourtant dans une perspective historiographique pour laquelle de nombreux historiens ont été consultés. Consciencieux, Jacquand lui-même a effectué des recherches. N’a-t-il pas trouvé dans la Bibliographie universelle et dans l’Histoire de France de Jules Michelet la confirmation que l’événement a bien eu lieu ? Retenons-nous de blâmer qui que ce soit. En effet, dans la première moitié du XIXe siècle, quasiment aucun historien ne remet en cause la véracité de l’événement. En réalité, Jacques de Molay prend Jérusalem est l’aboutissement d’une longue suite de surinterprétations d’éléments historiques avérés.

Le tableau de Claude Jacquand au sein de la quatrième salle des Croisades. © Château de Versailles / Didier Saulnier.

Templiers, Perses d’origine mongole et mamelouks d’Égypte

Indissociable de l’idée de croisade, l’ordre du Temple est né vers 1119-1120. Pour défendre la Terre sainte, quelques chevaliers, emmenés par Hugues de Payns, proposent de créer une milice armée dont les membres prêteront les vœux monastiques. Reconnu comme ordre religieux en 1129, le Temple connaît une croissance fulgurante, attirant des combattants et récoltant des biens pour financer la lutte en Orient. Après la chute de Saint-Jean-d’Acre (1291), les templiers se replient à Chypre. Là, ils élisent en 1292 leur vingt-troisième maître, Jacques de Molay. Ce chevalier bourguignon est loin de s’imaginer qu’il sera le dernier… Pour l’heure, il continue d’attiser l’esprit de croisade et n’hésite pas à s’inscrire dans une alliance peu commune. Fin 1299, les forces croisées de Chypre s’apprêtent en effet à participer à l’offensive de Ghâzân, à la tête de la dynastie mongole en Perse, contre les mamelouks d’Égypte, maîtres de la Syrie-Palestine. Après avoir laminé le contingent égyptien à Homs (23 décembre 1299), Ghâzân entre dans Damas (6 janvier). Profitant de son succès, il dépêche une partie de son armée vers le sud afin de repousser l’ennemi. À en croire certains chroniqueurs arméniens et arabes, ce corps expéditionnaire aurait occupé Jérusalem à cette occasion. Jacques de Molay et les templiers étaient-ils présents ? Sûrement pas, puisque l’offensive mongole fut si rapide que les croisés de Chypre n’eurent pas le temps de s’organiser. Quant aux mamelouks, ils reprirent le dessus en quelques semaines.

« Mûlay » ou « Molay », une histoire d’homonymie

Comment le maître du Temple est-il donc devenu le héros d’un épisode fictionnel ? Revenons à ces cavaliers mongols envoyés à la poursuite de l’ennemi début 1300. À leurs côtés figuraient les troupes du roi de Petite Arménie. De ces quelques chrétiens orientaux, certains auteurs du XVIIIe siècle firent des templiers. Au-delà, dans les chroniques, le chef du contingent mongol était nommé « Bouliah », « Mulai », « Mûlay », ou « Molay ». Voilà comment une homonymie poussa un certain Claude Mansuet Jeune à énoncer dans son Histoire critique et apologétique de l’ordre des chevaliers du Temple de Jérusalem (1789) que les deux hommes n’en faisaient qu’un ! L’absence de preuves formelles n’empêcha nullement la légende de prospérer ni d’être célébrée, cinq cents ans plus tard, comme fait d’armes dans les salles des Croisades …

Jean-Vincent Bacquart,
chef du service des éditions du château de Versailles


À VOIR

Les salles des Croisades
Aile nord du château de Versailles

Ouvertes à la visite du mardi au dimanche, aux mêmes horaires que le reste du Château.

 


À LIRE

Jean-Vincent Bacquart, Mystérieux Templiers : idées reçues sur l’ordre du Temple, éd. Le Cavalier Bleu, nouvelle édition poche, 2019.

et

Frédéric Lacaille (dir.), Les salles des Croisades, collection État des lieux, Château de Versailles / éd. RMN-GP, 2019.
24 x 22 cm, 128 p., 25 €

Les salles des Croisades tiennent une place méconnue dans le dessein politique de Louis-Philippe de transformer le château de Versailles en musée. Les commandes sont lancées à partir de 1837 : cent trente tableaux illustrant les croisades, les armoiries de nombreux chevaliers décorant les plafonds et les frises, ainsi que tout un décor néo-gothique créé autour de la porte de l’hôpital des Chevaliers de Saint-Jean-de- Jérusalem rapportée de Rhodes. Revenant sur l’histoire de ces salles étonnantes et sur les travaux de restauration qui permettent de les redécouvrir, ce livre est une fenêtre sur un Versailles inattendu.

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