Esprit Wabi-sabi
chez Marie-Antoinette

Les âmes en résonance était le thème de l'année « Japonismes 2018 » qui célébrait les relations diplomatiques entre le Japon et la France. À Versailles, c’est Marie-Antoinette se réfugiant dans la simplicité champêtre de Trianon qui a inspiré l’artiste Hiroshi Sugimoto.

 

Hiroshi Sugimoto, Norma Shearer, 1994, tirage argentique. Courtesy de l'artiste & Gallery Koyanagi (Tokyo) ; Marian Goodman Gallery (New York, Londres / London, Paris) ; Fraenkel Gallery (San Francisco) © Hiroshi Sugimoto.

Photographe, Hiroshi Sugimoto ? Parmi les meilleurs, bien sûr. Mais on oublie trop souvent que la pratique de l’artiste japonais, né en 1948, est loin de se réduire à ce seul médium. Il en fait la poétique démonstration cet hiver avec le projet qu’il a conçu sur mesure pour le domaine de Trianon à Versailles. Dans un dialogue plein de délicatesse avec les jardins et salons qu’aimait tant Marie-Antoinette, ce passionné d’argentique s’y révèle aussi sculpteur, architecte, et même metteur en scène d’un singulier voyage dans le temps, la forme et l’espace. « Nous pensions que le Trianon était des plus adaptés, dans son échelle comme dans son atmosphère, à cette œuvre qui n’a rien de monumental, et Sugimoto en a été convaincu dès sa première visite », confie Alfred Pacquement, l’un des deux commissaires de l’exposition avec Jean de Loisy.

Hiroshi Sugimoto au domaine de Trianon. © Tadzio

Maison de thé en transparence

Le doux déplacement qu’opère l’artiste vers une autre réalité commence au bassin appelé du Plat-Fond, à la silhouette chantournée si particulière. Dans la perspective du Grand Trianon, l’artiste a déposé sur l’eau un cube de verre d’une grande pureté : une maison de thé, qui n’a été montée qu’une fois, en 2016, à la biennale d’architecture de Venise. Comme en suspens sur l’étendue aquatique, elle impose sa transparence à l’extrémité d’une passerelle de bois. Sa structure simplissime est inspirée de l’histoire de Sen no Rikyū, figure du Japon féodal du XVIIIe siècle. Notable auprès d’un puissant seigneur de guerre, ce grand érudit révolutionna la cérémonie du thé, jusque-là organisée dans un cadre fastueux. Il la dépouilla de tout apparat. Deux tatamis, une porte si basse qu’il fallait baisser la tête pour entrer : le rituel se réduisait désormais à sa quintessence.

Chorégraphie, à l'occasion de l'inauguration de l'exposition, autour de la maison de thé Mondrian, installée sur le bassin du Plat-Fond dans les jardins du Grand Trianon. © Tadzio.

Aux yeux de Sugimoto, cette révolution minimaliste a posé les bases du concept esthétique japonais de wabi-sabi, qui signifie à fois plénitude, extrême sobriété et conscience du passage du temps. Il la rapproche de la relative frugalité que la reine autrichienne avait imposée dans ce havre de paix où elle venait se reposer des flamboyances de Versailles. « J’entends déjà communier les esprits de Marie-Antoinette et de Sen no Rikyū ! », s’amuse-t-il. Au moment de l’inauguration, un maître de thé est venu procéder à quelques cérémonies entre les quatre parois de verre que les visiteurs ont pu observer depuis ce petit théâtre de verdure. Une danseuse japonaise, Kaori Ito, a exécuté également une chorégraphie autour de l’éphémère bâtisse que Sugimoto a baptisée Mondrian, en hommage à la pureté des lignes du pionnier de l’abstraction.

Hiroshi Sugimoto, Petit Théatre de la Reine, Versailles. Courtesy de l'artiste & Gallery Koyanagi (Tokyo) ; Marian Goodman Gallery (New York, London, Paris) ; Fraenkel Gallery (San Francisco). © Hiroshi Sugimoto.

Le temps d’une vie en une image

Cette conscience aiguë du passage du temps, l’artiste la met également en scène au sein du petit théâtre que Marie-Antoinette commanda à l’architecte Richard Mique, en 1780, pour le Trianon. Il y a récemment produit une nouvelle image de sa série la plus fameuse, Theater, initiée dès la fin des années 1970. Chaque cliché obéit toujours au même principe : un film est projeté dans le cadre d’un théâtre ou d’un cinéma, et une prise de vue frontale est effectuée, durant toute la durée de la projection. En une seule image, c’est tout le temps d’un film qui se cristallise soudain. L’écran apparaît blanc, mais il est, en fait, chargé du fantôme de milliers de photogrammes qui, en se superposant, annulent finalement l’image. Pour cette nouvelle production in situ, c’est le Marie-Antoinette de Sophia Coppola qui a été projeté. Dévoilée au sein même des ors, blancs et bleus du théâtre, l’image aux mille nuances de gris produit une fascinante mise en abîme. D’autant plus que la figure de cire de la Reine, elle aussi photographiée par l’artiste, fait écho à cette mise en scène. « Avec le passage du temps, l’histoire devient un film qui, à son tour, devient une figure de cire, qui est ensuite transformée en photographie et ramenée à son lieu d’origine », résume Sugimoto, conscient de l’effet de vertige.

« Voilà des années que l’artiste entretient une fascination pour les silhouettes de cire de personnages historiques. »

Coïncidences de cire

Voilà des années que l’artiste entretient une fascination pour les silhouettes de cire de personnages historiques, qu’il photographie au gré d’une série intitulée « Portraits ». Il a donc été enchanté de découvrir que Madame Tussaud, qui a développé la technique avec maestria comme le rappelle le musée londonien portant son nom, avait été une figure de Versailles. Elle s’appelait alors Marie Grosholtz et enseignait les arts à la princesse Élisabeth, la plus jeune sœur de Louis XVI. Vint la Révolution. Incarcérée sous la Terreur pour sa proximité avec la famille royale, puis libérée grâce au peintre David, elle reprend son artisanat avec succès, se marie, puis s’exile à Londres. Sous le nom de son époux, elle y accède à la célébrité, grâce aux effigies de cire qu’elle réalise de ses contemporains, moulant ses modèles sur le vif. En hommage à cette étrange créatrice, génie à ses yeux de la période pré-photographique, Sugimoto met en scène une galerie d’une quinzaine de portraits. Apparaissent ainsi les silhouettes de Voltaire, des reines Victoria et Élisabeth, de Benjamin Franklin, de Napoléon Bonaparte ou de Fidel Castro. Qu’ont-ils donc en commun ? Tous sont passés par Versailles… Cette série s’est aussi enrichie, à l’occasion de l’exposition, d’un profil de Louis XIV réalisé dans la cire, que l’artiste a été enchanté de découvrir à Versailles. Il l’a donc ajouté au panthéon qu’il déploie au fil des salles du Petit Trianon et du Pavillon français.

Surface of Revolution, par Hiroshi Sugimoto, simulation par photomontage, 2018. © Tadzio.

Quant au Belvédère du Petit Trianon, il sert d’écrin à une seule sculpture, qui semble être née pour s’élancer là. Grand ouvert sur la lumière du petit lac qui le jouxte, cet adorable bâtiment offre son octogone en guise d’écrin à l’une de ces sculptures de métal poli que Sugimoto réalise depuis quelques années à partir d’équations mathématiques. Surface de Révolution, s’intitule-t-elle, en clin d’œil malicieux à l’histoire. Ou, pour être exact, Surface de Révolution à courbure constante négative de type hyperbolique. Soit la transcription plastique d’un modèle mathématique de la géométrie non euclidienne, dont on connaissait tout juste les prémisses à la fin du XVIIIe siècle. Jouant magnifiquement avec les cercles concentriques des mosaïques au sol, elle fuse, colonne sans fin des temps modernes.

Emmanuelle Lequeux,
critique d’art

 

Exposition organisée grâce au mécénat du Fonds de dotation Émerige, du Groupe Galeries Lafayette et des galeries Koyanagi, Marian Goodman et Fraenkel.


À VOIR

Exposition d’art contemporain
Sugimoto Versailles, Surface de Révolution
Jusqu’au 17 février 2019
Domaine de Trianon
Commissariat : Alfred Pacquement, commissaire pour l’art contemporain à Versailles et Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo.

Exposition présentée par l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles/Production déléguée Château de Versailles Spectacles.

Horaires :
Tous les jours, sauf le lundi.
12 h-17 h 30 (dernière admission à 17 h).

Billets :
Accessible avec le billet Domaine de Trianon, le Passeport ou le Passeport 2 jours, ainsi que pour les bénéficiaires de la gratuité.
Gratuit et illimité avec la carte « 1 an à Versailles ».


AUTOUR DE L’EXPOSITION

Visites guidées de l’exposition les 11 et 18 janvier.
Sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne sur chateauversailles.fr


À LIRE

Catalogue de l’exposition :
Sugimoto Versailles, Surface de Révolution, éd. Flammarion, 96 p., novembre 2018, 35 €
Disponible sur boutique-chateauversailles.fr

 

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