Tout y est démesure ! Le volume des pièces, la taille des tableaux et l’éclairage zénithal qui envahit l’espace d’une lumière changeante : les trois immenses salles dites « d’Afrique », au premier étage de l’aile nord du Château, ne manquent pas d’étonner le visiteur de l’exposition “Louis-Philippe et Versailles”.
Après les Galeries historiques de l’aile du Midi inaugurées en 1837, l’architecte Frédéric Nepveu entreprit de construire les salles d’Afrique qu’il dota d’immenses verrières zénithales : la salle de Constantine, inaugurée en 1842, la salle de la Smala, d’abord appelée salle Louis-Philippe, et la salle du Maroc. Leur décoration, confiée à Horace Vernet, commémore la conquête récente de l’Algérie. L’iconographie exalte l’impérialisme de la monarchie de Juillet et la gloire militaire retrouvée, mais surtout les faits d’armes des fils du roi, le duc d’Orléans à Constantine et dans le défilé des Portes de fer, puis le duc d’Aumale lors de la prise de la Smala d’Abd el-Kader.
Vernet avait découvert l’Afrique du Nord en 1833. Comme Delacroix un an plus tôt, il était fasciné par les habitants, leurs coutumes et leurs costumes, dont l’authenticité lui paraissait biblique. Il se documenta, devint membre de la Société ethnographique de Paris, et il aimait porter un costume algérien. Les salles d’Afrique furent son dernier chantier versaillais, les commandes étant passées au fur et à mesure de la conquête. Aidé par quelques élèves, il réalisa neuf grands tableaux en dix ans – le plus grand mesure plus de vingt-et-un mètres de long. Il supervisa aussi la décoration peinte des voussures confiée à Éloi-Firmin Féron.
La salle de Constantine : des héros devenus des hommes
L’architecture de la salle et son échelle monumentale ajoutent au décorum : tout vise à une image patriotique facilement compréhensible où les héros sont devenus des hommes. En effet, la doctrine de Vernet privilégiait le réalisme et renforçait le discours colonial par une série d’anecdotes et des scènes de genre au premier plan de ses toiles. Les moments dramatiques y sont violents, pourtant l’artiste donna aux soldats de la Prise de Constantine des poses de figures classiques, selon une recette d’atelier qu’il avait pu observer chez David, Gros ou Girodet. Comme Henri Delaborde, les contemporains apprécièrent « ce pêle-mêle de combattants et de débris, cette montagne vivante s’élevant sur une montagne de murs écroulés et de terrains glissants, cette vague humaine heurtant de toute son impétuosité, de toute sa furie, et les obstacles qu’elle a renversés, et ceux qui protègent encore la proie qu’elle va conquérir. Jamais l’héroïque confusion d’un assaut n’a été rendue avec plus de vraisemblance.1 » Vernet a montré ici le caractère sanglant de la conquête de l’Algérie. Par la suite, il a repoussé les combats à l’arrière-plan.
La salle de la Smala : la vie quotidienne d’un campement arabe
Dans la salle suivante, appelée aujourd’hui salle de la Smala, l’artiste mit en pratique ses principes sur la peinture d’histoire, qui devait être à la fois événementielle, c’est-à-dire pittoresque, et symbolique. Dans La Prise de la Smala d’Abd el-Kader, tableau de plus de vingt-et-un mètres de long exposé au Salon de 1845, rien ne fut traité de manière traditionnelle : à cause de son format inhabituel, l’artiste a rejeté l’épisode militaire et l’attaque de spahis de Youssouf à gauche et à l’arrière-plan pour privilégier la description de la vie quotidienne d’un campement arabe.
La mission civilisatrice de la France est traitée en creux par des personnages propulsés en avant par leurs couleurs éclatantes : un marabout lit le Coran, un juif s’enfuit en emportant ses biens, les femmes tombent des palanquins, un esclave noir embroche une pastèque ; s’y ajoutent une profusion d’accessoires, décrits avec une netteté maniaque, ainsi que des gazelles et des dromadaires sortis tout droit du Jardin des Plantes.
Le cadrage donne une impression d’arbitraire, d’indifférent, d’accidentel, le regard saute d’un groupe à l’autre avant de comprendre que le duc d’Aumale ignore les trois quarts de la scène, tandis que les tentes de cette capitale nomade, qui comptait environ quinze mille civils, sont décrites en gros plan. Pour plus de clarté, l’artiste a multiplié les points de vue et les points de fuite et dispersé sa composition dans un panorama.
Le style de Vernet n’était pas approprié à la peinture monumentale. La guerre en images impose ici un exotisme colonial, doublant la rudesse et la violence des combats par une curiosité ethnographique fantaisiste : tout en s’inspirant de tableaux célèbres, comme Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau, de Gros ou La Mort de Sardanapale, de Delacroix, l’artiste a remplacé la grandeur et le drame par la légèreté, le pittoresque, le trivial qui trahissent autant son exaltation romanesque que son racisme. Car, si l’Oriental gagnait tous les combats esthétiques chez Gros et Girodet, il ne sort pas gagnant chez Vernet : bien sûr, il est exotique, il est aussi caractérisé, c’est-à-dire caricaturé. Le piquant des mœurs s’est substitué à la délicate question de l’assimilation incomplète.
« De l’authenticité, Vernet a glissé vers la crédibilité, la propagande ; il s’est appuyé sur le regard qui sollicite le spectateur, l’expression qui suscite l’émotion. »
De l’authenticité, Vernet a glissé vers la crédibilité, la propagande ; il s’est appuyé sur le regard qui sollicite le spectateur, l’expression qui suscite l’émotion. S’il fut indifférent au sujet principal et à l’action dramatique, ce ne fut pas pour détourner l’attention ou rendre les combats supportables : comme à la plupart de ses contemporains, la guerre en Afrique lui apparaissait comme un éblouissement d’opéra, un triomphe de panoplies que le simulacre de campement rendait plus intéressant.
La salle du Maroc : l’exotisme du décor
La troisième salle, celle du Maroc, devait comprendre les tableaux du bombardement de Mogador et de la prise de l’île, soit huit grands tableaux et deux dessus-de-porte pour lesquels l’artiste reçut deux cent vingt mille francs. La révolution de 1848 n’a pas permis leur achèvement, mais la corniche réalisée par le sculpteur Plantar est exubérante, avec des feuilles d’acanthe, un faux marbre imitant la brèche violette et des consoles à tête de lion et trophées représentant des casques sarrasins damasquinés, des narguilés, chassemouches et mandolines. La voussure par Éloi-Firmin Féron est chatoyante, avec une profusion de motifs orientaux : termes à la peau noire, tapis et tissus d’Orient, lions et léopards.
Valérie Bajou,
Conservateur en chef au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.
1. Henri Delaborde, « Horace Vernet. Ses oeuvres et sa manière », La Revue des deux mondes, 1866, p. 92.