Les nombreux visiteurs du château de Versailles, sous l’Ancien Régime, comptaient des architectes et amateurs d’art de toutes les nationalités. Six manuscrits allemands réunissent des témoignages d’importance sur le jugement qui pouvait être porté sur la résidence royale. Le projet ARCHITRAVE va les étudier, les traduire en français et les mettre en ligne. Avant-goût par le Professeur Hendrik Ziegler qui a sorti ces manuscrits de l’oubli.
De son périple en France vers 1699, Christian Friedrich Gottlieb von dem Knesebeck nous a laissé un carnet illustré1. L’architecte allemand y propose – à travers un dessin dépliable très soigné – une rectification de la galerie des Glaces. Il fournit les explications suivantes : en France, il serait « d’usage de placer les galeries dans les ailes des bâtiments, pour qu’elles possèdent des fenêtres des deux côtés. Celle de Versailles est cependant située dans le bâtiment principal, au centre, et elle occupe toute la partie qui fait face au jardin, ce qui ne me paraît pas le meilleur choix ». Pour compenser ce défaut, Knesebeck planifie deux arrière-cours, afin que la galerie de Versailles soit éclairée des deux côtés, d’après le bon précepte établi depuis la Renaissance ! Loin de plaisanter, l’architecte allemand reproche ainsi à ses homologues français de ne pas persévérer dans leurs propres usages.
Avec cet exemple, devient palpable la complexité du transfert culturel franco-allemand qui s’intensifie sous Louis XIV, avant d’arriver à son apogée au siècle des Lumières. Les étrangers d’outre-Rhin sont rarement de simples admirateurs de l’art français ; ils se mettent plutôt en posture de connaisseurs, se placent à distance de la culture d’autrui, et la comparent avec leurs propres habitudes et traditions, ce qui leur permet de relever les points forts et les faiblesses des usages français.
Le projet franco-allemand « Art et architecture à Paris et Versailles dans les récits de voyageurs allemands à l’époque baroque » (ARCHITRAVE) propose une étude approfondie de six sources manuscrites et imprimées en langue allemande datant de 1685 à 1723. Cette étude, entamée depuis avril dernier par une équipe pluridisciplinaire et binationale, donnera lieu à une traduction en français et à une édition critique numérique bilingue. Le Centre de recherche du château de Versailles (CRCV) est l’un des quatre partenaires du projet, cofinancé par l’Agence nationale de la recherche et son équivalent allemand, la « Deutsche Forschungsgemeinschaft ». Le blog « Destination Versailles. Voyager en France au tournant du XVIIIe siècle » accompagne dès aujourd’hui l’entreprise scientifique, et ce durant ces trois années qui lui seront consacrées.
Les récits de voyage et comptes rendus d’architectes et de diplomates allemands retenus sont peu connus et en majeur partie inédits, provenant d’archives et de bibliothèques allemandes et autrichiennes. Il s’agit de sources probantes, contenant des jugements argumentés sur l’art parisien et versaillais des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont aussi des productions littéraires à part entière, qui recourent à un langage émotionnel – quoiqu’encore timide : premiers signes d’une évolution qui trouvera son apogée, cent ans plus tard, avec le Romantisme.
Que pouvait espérer voir un humble architecte étranger du château et des jardins de Versailles ? Que savait-il avant de venir sur les lieux ? Quelles étaient ses attentes, guidant sa perception ? Comprenait-il les vastes programmes iconographiques déployés en l’honneur de Louis XIV et leur portée politique ? Essayons de donner quelques réponses en puisant dans les sources qui seront consultables en libre accès, avec les fac-similés des manuscrits, sur le futur portail d’édition numérique qui sera produit et hébergé par l’université de Göttingen à la fin du projet, en 2020.
Journal intime et manuel pédagogique à titre d’exemples
Diplomate de haut rang et ami de l’empereur Léopold Ier, Ferdinand Bonaventure comte d’Harrach (1637-1706) fait halte à Paris et à Versailles en octobre/novembre 1698, avant de regagner Vienne. Après une mission diplomatique infructueuse à Madrid, alors que couve la guerre de Succession d’Espagne, ce collectionneur et grand bâtisseur se délecte, en France, d’art et d’architecture. De son voyage, il nous a laissé, écrit de sa main, un journal intime long de plus de 500 pages, dont environ 50 traitent de Paris et de ses environs2. Avant sa venue sur place, le comte d’Harrach semble s’être imprégné de gravures françaises (notamment par Nicolas Langlois et Israël Silvestre), estampes qui circulaient en nombre dans toute l’Europe. Ces feuilles – par leur grandiloquence souvent excessive – recelaient le risque de ne pas soutenir la comparaison avec l’aspect réel des lieux : elles donnaient, pour la plupart, une représentation symétrique du domaine, d’un point de vue surélevé, qui ne correspondait pas à celui qui s’offrait à un voyageur arrivant de Paris. Ainsi le comte d’Harrach confie-t-il à son journal : « La première vision ou entrée n’est pas aussi belle que dans les gravures ; de surcroît, les intempéries ont complètement noirci la pierre de taille »3. Déception qui montre les limites d’une production graphique officielle française, initiée par Jean-Baptiste Colbert et qui pouvait s’avérer contreproductive, créant plus d’agacement que de consentement !
Un an après le diplomate, Leonhard Christoph Sturm (1669-1719), architecte-mathématicien originaire de Franconie, vient à son tour en France. Professeur à la Ritterakademie de la ville de Wolfenbüttel, il transformera ses notes de voyages en manuel pédagogique à l’usage de jeunes architectes allemands en formation, imprimé en 1719 sous le titre de Architectonische Reise-Anmerckungen4. Sturm se rend à plusieurs reprises à Versailles : il a accès à l’intégralité des bosquets et à une grande partie des appartements, ouverture au large public qui étonne particulièrement les Allemands. Ses jugements frôlent souvent la pédanterie, mais l’architecte est l’un des rares visiteurs à décrypter les visées politiques quelque peu outrées des cycles picturaux du château, comme au plafond de la galerie des Glaces : « La voûte comporte cinq grands panneaux répartis entre les arcs-doubleaux ; le roi y est partout représenté dans les nuages, en Jupiter, et de façon fort infamante pour les nations avec lesquelles il a été en guerre, au point qu’on s’étonne grandement que ce sage monarque ait pu voir chaque jour de ses yeux le spectacle d’une idolâtrie et d’une flatterie aussi excessives. »
À la fois savoureux et riches d’informations, ces témoignages de visiteurs allemands forment un heureux prolongement à l’exposition « Visiteurs de Versailles, 1682-1789 » qui se tient actuellement au château de Versailles jusqu’au 25 février prochain.
Hendrik Ziegler, professeur en Histoire de l’Art moderne et contemporain, Philipps-Universität Marburg et université de Reims Champagne-Ardenne.
1. Ce manuscrit inédit est conservé à la bibliothèque universitaire de Rostock.
2. préservé au Österreichisches Hauptstaatsarchiv de Vienne.
3. Lire Visiteurs : Devant la façade côté ville de Flavie Leroux, Carnets de Versailles en ligne.
4. En français : Notes de voyage architecturales.