A-t-on jamais imaginé entendre les bruits d’autrefois ? Les restituer est aujourd’hui un métier. Dans le cadre de l’exposition « Visiteurs de Versailles. 1682-1789 », la chercheuse Mylène Pardoen explique son approche, tout à fait originale, qui offre de nouvelles clés de compréhension du passé.
Tout travail de restitution sonore débute de la même manière. Il faut se plonger dans le passé, exploiter les archives visuelles et textuelles et en tirer des informations qui sont autant de pistes pour cerner l’environnement d’un lieu à une époque donnée. C’est une véritable enquête, en plusieurs étapes, qui permet d’aboutir à un résultat pertinent.
De ces étapes, la plus longue s’avère la recherche d’indices. Trouver les sources et les exploiter exige beaucoup de curiosité et de patience. Faute d’enregistrements de ces époques anciennes (les premiers datent de 1860), tout type de support, et de toute condition, doit être considéré : tant littéraire que juridique pour les sources textuelles ; aussi bien les tableaux et les gravures que les objets de la vie quotidienne pour les visuels. Par ailleurs, la lecture de cette documentation doit absolument se dégager de nos propres référents, s’obliger à des recoupements – jusqu’à cinq parfois – et prendre en compte la part émotionnelle qui teinte inévitablement les témoignages.
Tous les documents apportent leur lot d’informations, jusqu’aux registres, particulièrement factuels, ou les devis de travaux, précisant la géographie des lieux, mais également la nature et les dimensions des matériaux utilisés qui déterminent une acoustique. Le traitement de ces indices passe par des cartes qui localisent les éléments architecturaux composant les espaces, mais également les caractéristiques de la nature environnante et les personnages présents au moment considéré. Les artisans en activité (tailleur de pierre, maréchal-ferrant, forgeron, marchand, etc.) font des bruits spécifiques. Quant aux insectes et autres animaux, en particulier les oiseaux, ils ont une influence différente selon l’heure de la journée. C’est ainsi que l’on obtient une sorte de « mille-feuille de bruits » formant une ambiance propre : une identité sonore, telle une signature.
Deux minutes d’ambiance peuvent prendre jusqu’à vingt heures de travail d’agencement, une même scène jusqu’à soixante-dix, voire cent, fichiers superposés qui apportent, l’un après l’autre, de la densité que je viens « sculpter » par la suite. Ma démarche se distingue nettement de celles du sound designer ou du bruiteur. En effet, en tant qu’archéologue du paysage sonore, je n’invente aucun son, pas plus que je ne les amplifie, comme pourrait le faire le bruiteur. Il s’agit de capter ceux qui existent encore dans notre présent (il y a donc acte de patrimonialisation) en assumant les vides, sans ajouter de musique. Il faut éviter de jouer avec les émotions comme au cinéma. Mon seul objectif est de présenter un état possible d’un environnement sonore quotidien tel qu’il aurait pu exister dans le passé. Ce n’est qu’une proposition parmi d’autres qui n’est en rien figée.
Mylène Pardoen,
Archéologue-musicologue
Une « archéologue du paysage sonore »
Elle se présente comme telle, Mylène Pardoen, à l’issue d’un parcours hors du commun (dont quinze ans dans l’armée et un doctorat en musicologie), s’est spécialisée dans l’étude et la restitution d’ambiances sonores historiques. Elle est aujourd’hui chercheuse à l’Institut des Sciences de l’Homme de Lyon et la seule à proposer ce travail de reconstitution, maintes fois remarqué et récompensé lors des Innovatives 2015 dans la catégorie Patrimoine. Associé à la réalité virtuelle, ce travail d’une grande subtilité ouvre de passionnants horizons aux historiens.
Échos des avant-cours du Château : un exemple d’analyse sonore
Prenons l’exemple de la Vue des avant-cours du château de Versailles et des écuries. Dans un premier temps, étudions l’acoustique du lieu. Déduite des éléments présentés – ici, une esplanade pavée – elle s’avère essentielle : elle permet de « qualifier » l’ambiance sonore. Sans la prendre en compte, les sons auraient tous la même saveur, la même couleur, quel que soit le lieu restitué.
Passons ensuite à la lecture attentive des scènes. Au premier plan, de gauche à droite, observons tout d’abord un attroupement de cavaliers, puis des gentilshommes à pied saluant des dames, enfin un carrosse rentrant de chasse, ce qu’atteste la présence de chiens et d’un corniste. Chacune de ces saynètes produit une atmosphère propre qui doit être prise en compte. Personnages à pied ou à cheval, homme ou femme, équipés de bottes ou de chaussures : le moindre détail est important pour différencier les éléments qui composent l’ensemble.
Le peintre, par une riche scénographie, fige un instant plein de vie, respectueux ou non d’une certaine réalité. Nous devons faire de même à partir des bruits : scénographier les ambiances sonores suggérées par la toile afin que l’oreille puisse comprendre ce qu’elle doit entendre.
Trois niveaux d’indices sont finalement à distinguer. Celui de niveau 1, le plus simple à repérer, associe directement un son à un mot ou à un visuel (un chien, un carrosse…). L’indice de niveau 2 correspond souvent à une ambiance connue. Qu’en est-il des indices de troisième niveau ? Le tableau en propose un bon exemple. Au second plan, une revue militaire, simple en apparence, pose de nombreuses questions. Quels sont les régiments ? Quelles batteries jouent-ils ? À quel tempo ? Quels ordres donne-t-on aux piquiers, aux fantassins ? Sont-ils criés ou battus ? Les règlements et codes de l’armée, les écrits des théoriciens militaires, tels ceux du maréchal de Saxe, les témoignages des visiteurs de Versailles viennent à notre secours et fournissent les renseignements complémentaires. Un bon travail de restitution historique est à ce prix : trouver l’information, la recontextualiser et la recouper par un faisceau d’indices qui permet de valider l’information initiale.
Mylène Pardoen,
Archéologue-musicologue
À ÉCOUTER
Pour l’exposition « Visiteurs de Versailles. 1682-1789 », ce sont quatre scènes privilégiées de la vie au Château qui prennent vie à travers le pas des chevaux, le martèlement des charrons ou les palabres entre courtisans. Mylène Pardoen a travaillé à la restitution de :
• L’arrivée par l’avenue de Paris ;
• La traversée de l’esplanade ;
• La relève de la Garde tous les jours dans la cour d’Honneur ;
• Une cérémonie dans le Grand Escalier de marbre.