magazine du château de versailles

Un mobilier
sans âge

Regarder, comprendre, saisir la ligne, capter le dessin,
observer la finesse et la vitalité du décor. « 18e, aux sources du design » place le génie d’hier sous la loupe d’aujourd’hui.
Rencontre avec l’historien et conservateur Daniel Alcouffe, co-commissaire de l’exposition, expert d’un mobilier délaissé.

ORDRE ET CONFORT

Pourquoi cette exposition à Versailles ?
Daniel Alcouffe : Nous avons constaté que le XVIIIe n’était plus à la mode et très méconnu. Il y a actuellement une certaine défaveur envers le mobilier français de cette époque, à ma grande surprise, car cette période a quelque chose d’universel et d’indémodable du point de vue artistique, au même titre que la période des impressionnistes. Le monde entier a fait du Louis XV et du Louis XVI. On en a copié au XIXe. Des créateurs du mouvement Art déco ont été très inspirés par le style Louis XVI. De même que l’Art nouveau est un reflet du rocaille. Le XVIIIe a eu des enfants si je puis dire ! Il s’est imposé jusqu’à nos jours et j’espère que l’exposition donnera de nouveau des idées aux designers d’aujourd’hui. Le but de l’exposition est également d’exposer des meubles célèbres, mais que personne n’a jamais vus. Des meubles de collections privés. Les Baromètres de la banque de France par exemple : on les voit souvent en photo mais rarement « en vrai ».

Selon vous, quel est l’apport du XVIIIe à l’art du mobilier ?
Le goût du confort, la diversification des formes, l’invention de concepts : la bibliothèque, le bureau, la table de nuit, la table à écrire, la table à jeu, la commode… Le XVIIIe a multiplié les propositions de meubles. Il a aussi multiplié les décors, puisque tous les matériaux y compris les plus étrangers à ceux du mobilier traditionnel ont été utilisés. Et il a été un siècle de création de formes particulièrement fonctionnelles. Pour les sièges, par exemple, on a créé des dossiers cintrés. Les garnitures s’adaptent mieux à la position du corps. Avant, on était mal assis, les choses étaient mal rangées. Le XVIIIe a non seulement embelli les meubles grâce à ses recherches sur la forme et le décor, mais les a rendus particulièrement confortables. À tel point que ces formes nous servent toujours : les commodes, les bibliothèques, les bureaux, tous les types de meubles dont nous nous servons aujourd’hui ont été créés ou perfectionnés, adaptés au XVIIIe. Ce qu’on appelle le style Louis XVI est aussi une épure. Nous avons emprunté un bureau au musée de l’Armée qui est d’une grande simplicité, presque un dessin d’enfant : il n’y a que la ceinture et les pieds. Ce bureau est la preuve que la réduction de la forme du meuble à son aspect fonctionnel existe dès le XVIIIe siècle, même si elle n’est pas systématique.

Table d’apparat, acajou, bronze doré, laiton, cuir, Pierre Garnier (1726/1727-1806), 1780 (1612-1695), Paris, musée de l’Armée © Christophe Fouin

À propos de l’invention de ce concept de « commode »… Doit-on y voir une allusion au côté fonctionnel de ce meuble ?
À l’origine la commode vient du bureau. Elle s’appelait « bureau en commode ». Le terme s’est imposé dans les premières années du XVIIIe. Avant on parlait tantôt de bureau tantôt de commode. Initialement, c’était un support pour travailler auquel on a ajouté des tiroirs jusqu’au sol. Les deux fonctions ont alors coïncidé.

Vous parlez également de l’émergence, au XVIIIe, de grands ensembles qui forment un tout esthétiquement cohérent. Cela n’annonce-t-il pas ce que l’on appelle la « modernité » ?
En effet. Sous Louis XIV, on ne cherchait pas l’unité, alors qu’à partir du XVIIIe, on trouve des ensembles. Jean-Henri Riesener (1734-1806) en a fait en laque ou en marqueterie. L’exposition présente un ensemble sensationnel de Nicolas Heurtaut réalisé pour un évêque de Poitiers, Monseigneur de Sainte-Aulaire. Il y a 5 pièces : deux fauteuils, un canapé et deux confidents. C’est inouï d’avoir eu l’idée de raccorder deux fauteuils au canapé. On attribue généralement ce genre de sièges au Second Empire, mais ils existaient déjà au XVIIIe.

Canapé à la reine et « meublant » à deux confidents mobiles, hêtre peint en bleu vert, Nicolas Heurtaut (1720-1771), probablement d’après Pierre Contant d’Ivry, vers 1757, Paris, coll. particulière. ©Daniel Dehenny

NOUVELLES TECHNIQUES ET NOUVEAUX MÉTIERS

Qu’appelle-t-on exactement l’ébénisterie ? En quoi est-ce différent de la menuiserie ?
La technique de l’ébénisterie vient du Nord de l’Europe. Sous le règne d’Henri IV, on commence à recevoir des ébénistes étrangers, allemands et flamands, qui acclimatent la technique du plaqué. Elle apparait dans le mobilier français sous Louis XIII. Les ébénistes utilisent un grand nombre de matériaux pour accompagner le bâti du menuisier : beaucoup d’essences de bois, certaines très précieuses, mais aussi de la porcelaine, du verre ionisé, de la paille, du bronze, du cuivre, du plomb, des mosaïques de pierre dure, et des marbres naturellement… Les créateurs ont fait flèche de tout bois ! Certains ébénistes étaient spécialisés dans la marqueterie et s’intitulaient marqueteurs. C’était souvent des femmes, du reste. Des épouses, sœurs et filles des ébénistes.

Et au côté des marqueteurs, apparaissent également des ébénistes mécaniciens ?
On doit à Jean-François Oeben, ébéniste d’origine allemande également mécanicien, l’invention des meubles à secrets. Un fauteuil roulant conçu pour le duc de Bourgogne, l’aîné des petits-fils de Louis XV qui était handicapé, avait attiré l’attention du roi. Il lui commanda un bureau avec des cachettes.

Comment les menuisiers « traditionnels » ont-ils réagi face à ce nouveau type d’artisans ?
Ce n’est qu’à partir de 1745 qu’ils sont nommés dans les statuts de la corporation des menuisiers. Ils s’intitulent d’abord menuisiers en ébène, puis menuisiers ébénistes. Les menuisiers ont été hostiles aux premiers ébénistes – ils étaient traditionnellement contre les innovations. À tel point que les premiers ébénistes ont été installés dans la galerie du Louvre sous la protection directe d’Henri IV. Les menuisiers travaillaient dans le quartier de la Villeneuve, l’actuel « Bonne Nouvelle », alors que les ébénistes étaient essentiellement au Faubourg Saint-Antoine, un territoire privilégié car en dehors du contrôle des corporations. Curieusement, il n’y a pas de mélanges de familles, de liens de parenté entre eux. Quand les ébénistes concevaient faire des bâtis, ils avaient leurs propres menuisiers.

Cet âge d’or de l’ébénisterie s’accompagne-t-il d’un recul des menuisiers ?
Non, bien au contraire ! C’est sous Louis XIV que le bois des sièges prend de l’importance. Jusqu’alors, le travail de menuiserie était complètement dissimulé, soit peint, soit recouvert de tissu. Quand vous regardez les portraits du XVIe siècle ou de l’époque de Louis XIII, les sièges sont complètement garnis, sans sculptures. À partir de Louis XIV, on commence à sculpter les sièges et à laisser les bois apparents et dorés, mouvement que le XVIIIe ne va faire qu’amplifier. Le bois devient une matière noble que l’on travaille.

Maquette préparatoire aux sièges du « pavillon du Rocher » ou Belvédère du jardin du Petit Trianon ; maquette de bergère, cire teintée sur âme en bois, carton, papier, attribuée à Gilles François Martin (1713- 1795), d’après Jacques
Gondoin, Paris, 1780, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Stéphane Maréchalle.

La qualité exceptionnelle des meubles exposés faisait appel à des savoir-faire extrêmement variés. Des « intermédiaires » aidaient-ils le client à choisir les « bons » artisans ? Ont-ils influencé la forme et le style des meubles ?
Il faut faire attention. C’est à la mode de minimiser le rôle des techniciens et des fabricants au profit du rôle des architectes et des marchands merciers. Je crois qu’il ne faut pas exagérer. Il est certain qu’il est venu s’ajouter au XVIIIe d’autres types de créateurs, comme les architectes – qu’on appellerait aujourd’hui des designers – pour les grands projets, ou des dessinateurs qui ont servi d’intermédiaires entre les architectes et les fabricants. Les origines de la création se sont diversifiées. Mais, lorsqu’on leur donnait des dessins, les fabricants devaient les rendre susceptibles d’être exécutés et donc ils intervenaient forcément. Quant aux marchands merciers, s’ils ont eu un grand rôle, ils ne faisaient que coordonner le tout. Les corporations étaient très cloisonnées. Il arrivait que les marchands merciers fournissent aux ébénistes les bronzes, la porcelaine ou les mosaïques de pierre dure. Ils pouvaient être force de suggestion, mais ils n’étaient pas capables de dessiner des modèles. Éventuellement, ils faisaient appel à un dessinateur. Dans ce cas, le style des grands ébénistes se reconnaît quel que soit le marchand pour lequel il travaille.

Certaines grandes figures de cette époque maîtrisent à la fois le dessin et la fabrication du mobilier. N’est-ce pas une piste pour comprendre l’adéquation de la forme et de la fonction du meuble à cette époque ?
En fait, dès le XVIIe, il arrivait que les ébénistes s’occupent de l’intégralité de la commande d’un client. Des ébénistes comme André-Charles Boulle (1642-1732), Riesener, Antoine-Robert Gaudreaus s’inscrivent à la suite de ce phénomène. Boulle pouvait tout exécuter d’un bout à l’autre de la conception. À l’origine, sa formation était l’ébénisterie et non l’architecture et le dessin. Après lui, Gaudreaus qui, par exemple, est l’auteur de la commode de la chambre de Louis XV à Versailles (collection Wallace), avait suivi parallèlement un apprentissage avec un ébéniste et des cours de dessin avec un maître. Un troisième exemple de ces grandes figures est Riesener qui, dans un portrait, s’était fait peindre en train de dessiner des motifs de marqueterie : il dessinait lui-même ses meubles et, du reste, il a un style qu’on reconnait à vue d’œil : ce n’est ni le style d’un architecte ni le style d’un designer, mais le style Riesener !

En dehors des marchands merciers, les clients et commanditaires ont-ils eu une influence sur la forme des meubles ?
Parfois. Le principal exemple est Lalive de Jully (1725-1779) qui rompt avec le style Louis XV et crée d’une façon tout à fait intellectuelle le style grec vers 1758 avec son bureau à Chantilly, à la fois inspiré par le mobilier Boulle et par l’Antiquité. La création est due au mécène, avec l’aide d’un architecte.

LE STYLE « 18e » : ROCAILLE ET ANTIQUISANT

Vous évoquez le XVIIIe « français ». N’était-ce pas la même évolution dans le reste de l’Europe ?
Il y a eu une influence anglaise sous Louis XVI, la mode de l’acajou par exemple. Mais il y a quelque chose de typiquement français en réaction au rigorisme, après la mort de Louis XIV. La société souhaite une vie plus agréable. Cela se manifeste aussi dans la peinture. On laisse tomber la peinture historique, austère de l’époque de Louis XIV et on va vers Boucher, des peintures plus légères. En architecture, on fait des pièces plus petites.

Sur quels modèles se faisait l’ornement ?
Des dessins circulent. La peinture et la sculpture n’entrent pas en jeu. Le courant Rocaille est propre aux arts décoratifs. Dans le mobilier, le mouvement rocaille se manifeste surtout dans les sièges et la structure des bronzes des meubles. Sous Louis XVI, il y a une influence de l’architecture antique.

Commode en porcelaine de Sèvres, bâti de chêne, placage de loupe de thuya à l’extérieur, de bois de rose à l’intérieur (revers et contour des portes, chants des tablettes), porcelaine de Sèvres, bronze doré, marbre griotte rouge, par Bernard II Vanrisamburgh ou B.V.R.B., vers 1760, coll. particulière © Christophe Fouin

Vous distinguez entre le rocaille « asymétrique » et « symétrisé » ? Cette entorse à la symétrie, l’un des grands principes d’harmonie de cette époque, n’est-elle pas surprenante ?
Il est certain que le rocaille, au début, est asymétrique. Mais cela ne dure pas très longtemps. Et en général la symétrie se retrouve : un motif asymétrique fait pendant à un autre, et ainsi, la symétrie est rétablie.

Commode de Louis XV à Choisy, par Antoine-Robert Gaudreaus (ébéniste) et Thomas-Joachim Hébert (marchand mercier), 1744. © Château de Versailles, Dist. RMN / © Christophe Fouin

La dernière exposition au Château, « Versailles et la Chine », a mis en lumière l’importance de l’influence de l’Orient sur la décoration dans les appartements royaux et à la cour. Est-ce également le cas pour le mobilier du XVIIIe ?
On commence à importer des objets orientaux au XVIIe, surtout japonais : des laques et des porcelaines en particulier. L’influence dans le mobilier est sensible puisqu’on s’est mis, à partir des années 1730, à refendre des panneaux de laque provenant de coffrets ou de paravents et à les plaquer sur des bâtis en menuiserie. Les marchands merciers ont probablement joué un rôle dans cette introduction, notamment Thomas-Joachim Hebert qui a sans doute été le premier à avoir cette idée de plaquer de la laque sur le bâti des meubles, ce qui était un tour de force car la laque était très cassante. Il fallait l’amincir et en faire un placage, ce qui était particulièrement délicat. Cela a eu un grand succès, à tel point que ça a été imité en vernis Martin.

Aujourd’hui de plus en plus de designers recourent à des maquettes miniatures, imprimées en 3D, pour donner à voir les lignes et les proportions des objets qu’ils se proposent de créer. Le XVIIIe disposait-il d’ancêtres de ces instruments, qui permettaient aux clients de se faire une idée de leurs commandes ?
Il existait des maquettes de cire. Il s’agit sûrement d’une invention du XVIIIe. Très peu subsistent. L’exposition montre l’une d’entre elles réalisée pour Marie-Antoinette. Il y en existe une autre au Louvre pour un lit de Madame du Barry à Fontainebleau. Mais c’était rare : cela coûtait cher parce qu’il fallait engager un sculpteur. En général on n’en faisait que pour les meubles très sculptés. On la présentait au client pour qu’il choisisse les motifs de sculptures.

Propos recueillis par Victor Guégan et François Appas.

Cet article est tiré des Carnets de Versailles n°6 (octobre 2014-mars 2015).


Le regard de l’architecte Jean Nouvel sur le mobilier du XVIIIe siècle

© Ateliers Jean Nouvel

Jean Nouvel, par son regard, apporte un nouvel éclairage sur l’exposition ; il nous le fait découvrir par son abécédaire, dont Les Carnets de Versailles vous dévoilent la première lettre.

« Quand Catherine Pégard et Patrick Hourcade m’ont demandé « un regard » sur le mobilier du XVIIIe, j’ai objecté mon incompétence vis-à-vis d’un sujet et d’une époque, mais les réponses furent claires : ils cherchaient un candide d’un genre assez particulier… « Vous qui êtes loin, qui construisez aujourd’hui des immeubles et des meubles, dites-nous ce que vous ressentez, ce que vous pensez trois siècles après ces créations… ».
J’ai alors réalisé qu’a priori mon seul sentiment identifiable sur le sujet était l’éblouissement qui n’est ici rien d’autre qu’un aveuglement admiratif… Puis j’ai chaussé mes lunettes noires pour questionner ce que cachent les Lumières… Je revendique un regard partiel et partial. Je l’ai posé en espérant qu’une de mes vérités sur la recherche du projet architectural (le croisement des regards de l’extérieur avec ceux de l’intérieur) permettrait de mieux me faire comprendre.
J’ai vu. J’ai regardé. J’ai constaté. J’ai été surpris.
Ma proposition est fragmentaire. Je présente ces fragments isolés. Un jour, avec plus de travail, peut-être que les pièces de ce puzzle complétées et assemblées pourraient générer une analyse…
J’ai identifié des mots clés liés aux constats. Je les présente sous forme d’abécédaire pour les laisser libres, pour les laisser divaguer et questionner. J’ai conservé 18 lettres pour 18 mots clés (imprimés en gras). Ils sont soutenus au gré du texte par d’autres mots pertinents ou questionnants (imprimés en italique). J’ai aussi trouvé utile, pour préciser dans quels sens ces mots doivent être lus, de les objectiver par leur définition prises dans le dictionnaire.

Le premier d’entre eux est ARCHITECTURE. »

Jean Nouvel


COMMISARIAT DE L’EXPOSITION :
Daniel Alcouffe, Gérard Mabille, Yves Carlier et Patrick Hourcade


À VOIR

18e, aux sources du design
Du 28 octobre 2014 au 22 février 2015.
Château, salles d’Afrique et de Crimée

Horaires : tous les jours sauf le lundi, les 25 décembre et 1er janvier, de 9 h à 17 h 30.


À LIRE

Catalogue de l’exposition,
Le 18e, aux sources du Design,
chefs d’œuvres du mobilier 1650-1790

Coédition Faton / château de Versailles.
49 €

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