magazine du château de versailles

Du Mississippi à Versailles

Au XVIIIe siècle, les Français explorent et s’installent dans la vallée
du Mississippi, une vaste région s’étendant des Grands Lacs jusqu’au golfe du Mexique. La rencontre avec les sociétés autochtones d’Amérique
du Nord donne alors naissance à une alliance durable, fondée sur
des relations diplomatiques étroites. Les collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac permettent de les évoquer dans une exposition dont Jonas Musco et Paz Núñez-Regueiro nous racontent la genèse.

Manteau « des Trois Villages » (peau de bison, pigments), Quapaw, vers 1740, Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac. © Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac / © Claude Germain

L’idée de proposer une exposition au château de Versailles sur la diplomatie franco-amérindienne au XVIIIe siècle a émergé progressivement, dans le cadre d’un projet de recherche engagé sur l’histoire de l’ancienne Louisiane française.

Carte situant le territoire et les nations autochtones au XVIIIe siècle.
© EPV / Didier Saulnier

Au musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris, nous étudions depuis plusieurs années les artefacts créés par des artistes et artisans autochtones originaires de la vallée du Mississippi, réunis au sein des collections dites
« royales » d’Amérique du Nord, en référence au fait qu’une partie d’entre eux provient des anciennes collections de la Couronne. En parallèle, nous avons engagé un travail sur les cartes manuscrites conservées à la Bibliothèque nationale de France, aux Archives nationales et au Service historique de la Défense. L’ensemble de ces artefacts et documents offre une vision précieuse de la région : territoires, faune et flore, réseaux de circulation le long du fleuve Mississippi, toponymie en langues amérindiennes, ou encore villages autochtones établis à proximité des forts français. Certaines cartes comportent des représentations rares de lieux et de peuples, essentielles pour mieux comprendre cette réalité historique complexe.

Carte de la Partie occidentale de la Nouvelle-France ou Canada sur un mur de l’exposition que sont venus découvrir des représentants des nations autochtones évoquées. Elle est ici observée par Ryan Spring (Choctaw Nation of Oklahoma). © EPV / Didier Saulnier

En 2023, nous avons décidé de construire un projet commun pour raviver la mémoire de l’alliance franco-amérindienne, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Ce travail s’est fait en étroite collaboration avec des représentants des principales nations amérindiennes alliées de la France à l’époque coloniale (1682-1763) : les Choctaw, les Miami, les Peoria (Confédération des Illinois), les Quapaw, les Osage et les Otoe-Missouria. Historiquement établies le long du Mississippi, ces nations ont été déportées par les États-Unis dans les années 1830, vers l’Oklahoma, où elles résident encore aujourd’hui. Leur participation active au projet permet de reconnecter les objets et les cartes à des histoires orales et des savoirs toujours vivants.

Les différentes nations de l’Amérique, par Charles Le Brun, vers 1674-1679, Paris, musée du Louvre. © Paris, GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Christophe Chavan

Une ambassade à Versailles
C’est à partir de là que notre attention s’est portée sur un épisode emblématique : la venue en France, en 1725, de quatre chefs autochtones de la vallée du Mississippi, reçus par Louis XV à Fontainebleau. La fille d’un chef Missouri faisait également partie de cette délégation, dont la constitution ne fut pas sans difficulté. D’autres nations amérindiennes devaient initialement envoyer des représentants, mais le naufrage du navire prévu pour leur voyage dissuada nombre d’entre eux d’entreprendre la traversée. Ceux qui poursuivirent le voyage furent, à bord du navire, traités « comme à la table du capitaine », un honneur réservé aux officiers et aux élites.

Discussions dans l’exposition autour des archives. Elsie Whitehorn et Eric Lonechief Kirkendall (Otoe-Missouria Tribe of Oklahoma), Everett Bandy (Quapaw Nation). © EPV / Didier Saulnier

Grâce au précieux témoignage du Mercure de France, on peut retracer leur parcours : la chasse à Fontainebleau aux côtés du roi, à pied et munis de leurs arcs, mais aussi, bien sûr, la visite de Versailles, Marly et Trianon. L’alliance franco-amérindienne, née sur les rives du Mississippi, s’étend ainsi jusqu’aux jardins du palais du Roi-Soleil… Les délégués autochtones connaissaient ces lieux emblématiques, souvent évoqués par les colons français. Au XVIIIe siècle, c’est depuis Versailles que le ministre de la Marine supervisait la colonisation de la Louisiane, relayant les ordres du roi à partir des rapports envoyés du terrain.
Il est rare de pouvoir reconstituer avec autant de précision, trois siècles plus tard, l’expérience d’une telle ambassade diplomatique. Les recherches dans les archives et les collections ont permis d’en éclairer les multiples enjeux : les attentes des représentants des nations Kaskaskia, Michigamea, Otoe, Missouria et Osage ; les objectifs de la Compagnie des Indes, organisatrice de la mission, et ceux de la Couronne ; les réactions respectives aux codes culturels de l’autre ; les visites effectuées ; la mémoire que les nations amérindiennes ont conservée de ce voyage ; sans oublier, bien sûr, La Danse des Sauvages composée par Rameau, directement inspirée du séjour de cette délégation en France.

Logan York (Miami Tribe of Oklahoma) découvrant un dessin d’un guerrier Renard [Meskwaki] et un portrait d’un Jeune Sauvage de la Nation des Pyankashaws au Pays des Illinois. © EPV / Didier Saulnier

Des liens vivaces
C’est alors qu’est née l’envie de partager cette histoire avec un large public. Car si l’histoire coloniale française en Louisiane est quasiment oubliée en France, il en va tout autrement pour les nations amérindiennes avec lesquelles nous collaborons. Lors d’un séjour en Oklahoma, nous avons pu mesurer la vitalité de l’héritage français. À de nombreuses reprises, nous avons été accueillis lors de cérémonies officielles où chaque nation rappelait les liens historiques qui l’unissent à la France. Cette période, fréquemment évoquée de manière positive, est perçue à la fois comme un moment d’exercice plein de leur souveraineté, et comme le début d’un métissage dont les effets sont encore visibles aujourd’hui.

Amy et Ian Thompson (Choctaw Nation of Oklahoma) devant une pipe tomahawk. © EPV / Didier Saulnier

De nombreuses personnes autochtones portent ainsi un nom de famille d’origine française, qu’elles revendiquent avec fierté. La force de cette mémoire, transmise de génération en génération, nous a profondément marqués. Comment des nations confrontées à la violence coloniale et prises dans l’étau des rivalités impériales européennes peuvent-elles conserver un souvenir majoritairement positif de cette époque ? C’est cette question, parmi d’autres, que nous avons voulu explorer, et porter à la connaissance du public français.

Coiffe à cornes fendues (cornes de bison, peau de cerf de Virginie, crin de cheval, poils de wapiti, plumes de canard colvert, piquants de porc-épic, écorce de bouleau, perles de verre, pigments), Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac. © Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac / Pauline Guyon

Le projet CRoyAN, expérience inédite
Depuis 2019, le projet CRoyAN réunit des chercheurs français et des partenaires autochtones canadiens et états-uniens autour d’un objectif commun : étudier, préserver et valoriser les « Collections royales d’Amérique du Nord », conservées au musée du quai Branly – Jacques Chirac. Ce corpus exceptionnel, constitué d’environ quatre cent cinquante objets collectés aux XVIIe et XVIIIe siècles dans les territoires actuels du Canada et des États-Unis, pendant le premier empire colonial français, a été saisi à la Révolution avant d’intégrer les collections publiques. Il constitue un ensemble unique au monde, tant par son ancienneté que par sa richesse artistique, et concerne une vingtaine de nations amérindiennes.
L’un des axes fondamentaux du projet est la reconnexion de ces objets avec leurs communautés d’origine. Nos partenaires insistent sur leur rôle essentiel dans les processus contemporains de revitalisation culturelle, indissociables de la réaffirmation d’une souveraineté politique. Ces objets, qu’il s’agisse par exemple de peaux de bison peintes ou de coiffes en plumes, ne peuvent être compris qu’en lien étroit avec leur contexte de création et leur usage au sein des sociétés qui les ont produits.

Veue de l’Isle Dauphine dans la Province de la Louisiane, par Simon Dusault de la Grave, 1717, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Cartes et plans. © Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF) / Département Cartes et plans

Il en va de même pour les cartes de la vallée du Mississippi, également présentées dans l’exposition. Hétérogènes, elles ont été produites soit dans les ateliers des géographes du roi, en métropole, soit sur le terrain par des ingénieurs militaires. Toutes témoignent néanmoins des territoires d’origine de nations aujourd’hui déplacées, souvent de force. Pour nos partenaires autochtones, ces cartes et ces objets représentent bien plus que des documents historiques : ils constituent le projet d’une vie, porteur d’une mémoire collective que les membres de leurs communautés, affirment-ils, n’oublieront jamais.

Jonas Musco,
doctorant à l’EHESS, chercheur associé pour le projet CRoyAN, musée du quai Branly – Jacques Chirac

et Paz Núñez-Regueiro,
conservatrice générale du patrimoine au musée du quai Branly – Jacques Chirac

Cette exposition est organisée grâce au mécénat de The CORA Foundation.
Le projet CRoyAN est soutenu par la Terra Foundation for American Art, la Fondation des Sciences du Patrimoine et le ministère de la Culture.

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°27 (octobre 2025 – mars 2026).


Des objets uniques présentés

L’exposition au château de Versailles permet de découvrir des œuvres rares et,
à travers elles, la vie de ces nations amérindiennes le long du fleuve Mississippi.

Coiffe, fond en peau, bandeau frontal de piquants de porc-épic tressés, Amérique, région des Plaines © Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac / Patrick Gries

Une série de portraits, parmi les seuls conservés de cette époque, donne une tout autre image de ces sociétés amérindiennes – puissantes, hiérarchisées, guerrières – loin des stéréotypes de peuples nomades et égalitaires. Une coiffe de plumes exceptionnelle, destinée à un chef de haut rang, est présentée. Réalisée au XVIIIe siècle, il s’agit, très probablement, de la plus ancienne connue au monde.
L’arrivée des Français, apportant le métal, les armes à feu ou certains ustensiles, influa sur les modes de vie, fondés sur l’alternance entre pratiques agricoles et chasse au grand gibier, selon les saisons. Une sélection d’objets illustre ce métissage culturel, tels ces casse-têtes ornés de fleurs de lys, ces couteaux français logés dans des fourreaux amérindiens ou ce calumet de la paix, richement décoré de plumes.

Elsie Whitehorn (Otoe-Missouria Tribe of Oklahoma) face à un calumet de la paix, fait de bois, pierre, plumes d’aigle, piquants de porc-épic, bec de pic-vert, laine. © EPV / Didier Saulnier

Enfin, sont exposés des présents similaires à ceux qui ont été échangés entre les Amérindiens et les Français lors de leur rencontre en 1725 : prestigieuses coiffes, arcs et calumet, d’une part, médaille en or et autres richesses, d’autre part. Le parcours de l’exposition est alors ponctué de citations du Mercure de France, rappelant notamment les discours qui furent prononcés à cette occasion. En écho à cette histoire partagée, une médiation spéciale permet aux visiteurs d’écouter les membres autochtones du conseil scientifique de l’exposition évoquer le rapport de leurs nations avec la France aujourd’hui.


À VOIR

Exposition 1725. Des alliés amérindiens à la cour de Louis XV
Coorganisée avec le musée du quai Branly – Jacques Chirac

Du 25 novembre 2025 au 3 mai 2026
CHÂTEAU DE VERSAILLES
Appartement de la Dauphine

Horaires : tous les jours, sauf le lundi, de 9 h à 17 h 30 (dernière admission à 16 h 45).

Billets : accessible avec le billet Passeport, ainsi que pour les bénéficiaires de la gratuité.
Réservation horaire obligatoire.
Gratuit et illimité avec la carte « 1 an à Versailles ».


COMMISSARIAT

Jonas Musco, historien, chercheur associé au musée du quai Branly – Jacques Chirac pour le projet CRoyAN

Paz Núñez-Regueiro, conservatrice générale du patrimoine au musée du quai Branly – Jacques Chirac

Bertrand Rondot, conservateur général du patrimoine au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon


AUTOUR DE L’EXPOSITION

Visites guidées de l’exposition sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne.

Visites en famille.

Un parcours audio à télécharger sur l’application mobile.

Un podcast de fiction à destination du jeune public.

Une programmation spécifique pour les abonnés « 1 an à Versailles ».


À SUIVRE

« Le projet CRoyAN : nouvelles approches collaboratives en contextes autochtones nord-américains »
Colloque international où l’ensemble des collaborateurs français et autochtones impliqués dans le projet présenteront les résultats de leurs recherches.
Les 19 et 20 novembre 2025 Musée du quai Branly – Jacques Chirac, théâtre Claude Lévi-Strauss.

Rencontre publique avec les conseillers scientifiques de l’exposition
Le 21 novembre 2025, à 18 h Musée du quai Branly – Jacques Chirac, salon Jacques Kerchache.

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