magazine du château de versailles

Actéon, ou le génie
de la métamorphose

Ce rare « opéra de chasse » composé par Charpentier en 1684, sans doute pour la duchesse de Guise, servira d’écrin au grand concert de gala de l’Académie de l’Opéra Royal, le 16 juin prochain.

Bain de Diane, par Antoine Coypel, vers 1695, Épinal, musée d’Art ancien et contemporain. © Épinal, musée d’Art ancien et contemporain / GrandPalaisRmn / Gérard Blot / Hervé Lewandowski

Le prédateur n’est pas toujours celui que l’on croit… Voulant s’arroger, au détour d’une partie de chasse, le droit de contempler Diane, entourée de ses nymphes dans leur plus simple appareil, le prince Actéon doit subir le courroux de la déesse. Pour prix de sa témérité, le voici métamorphosé en cerf. De chasseur, condamné à être chassé. Qui plus est par ses propres compagnons et leurs chiens. Châtiment cruel. Trop vaine plainte. Sort funeste. Le beau peut protester. Prétexter que sa présence n’est due qu’au hasard. Se défendre d’avoir jamais désiré attenter à leur pudeur… Rien ne peut apaiser la fureur vengeresse de la maîtresse des forêts, attisée par une rancœur bien plus lointaine : celle de Junon qui, en précipitant le sacrifice d’Actéon, cherche à se venger des infidélités de Jupiter1.

Une œuvre à la genèse mystérieuse
Simple divertissement composé pour une partie de chasse ? Opéra de chambre commandé pour la duchesse de Guise et ses musiciens ? Fable musicale et moralisatrice destinée aux jésuites… ? Bien des mystères entourent la genèse d’Actéon de Marc-Antoine Charpentier. Près de trois cent cinquante ans après sa création, cette partition, que la brièveté tient trop souvent éloignée de nos salles d’opéra, est loin d’avoir livré tous ses secrets. À commencer par celui de son livret. Car on ignore toujours tout de son auteur. Tout, si ce n’est qu’il prend le parti – bien avisé – de rester aussi fidèle que possible au texte d’Ovide dont il s’inspire.

Portrait de Chloé de Guillebon qui dirigera Actéon. © All rights reserved Eduardus Lee

Un choix qui, pour Chloé de Guillebon, n’a rien de surprenant. La jeune cheffe et claveciniste préside à la nouvelle production d’Actéon que donneront cette saison, dans le majestueux écrin de la galerie des Glaces, les solistes de l’Académie de l’Opéra Royal. Pour elle, « Ovide reste sans conteste l’une des plus riches sources d’inspiration des compositeurs français de cette époque. De la cantate profane à l’opéra, ses vers irriguent une grande quantité du répertoire. A fortiori ceux tirés de ses Métamorphoses, qui demeurent une source inépuisable d’inspiration poétique. Mais aussi et surtout de rebondissements dramaturgiques et d’allusions symboliques », explique-t-elle.
Une source à laquelle les compositeurs sont allés puiser dès la naissance du genre opératique. Le 1er février 1598, presque un siècle avant la création d’Actéon, n’est-ce pas déjà chez Ovide, plus précisément dans le premier Livre de ses Métamorphoses, contant les amours contrariées d’Apollon et de la nymphe Daphné, qu’un certain Jacopo Peri trouvera l’inspiration pour ce que l’on considère, encore à ce jour, comme la toute première fable en musique : Dafne ? Un « proto-opéra » dont la genèse, dans l’ébullition artistique et expérimentale de la cour des Médicis, n’est pas sans rappeler la liberté que connut Charpentier lui-même, à la cour de la duchesse de Guise.

Mépris à Versailles et liberté chez la duchesse de Guise
On sait la souffrance morale que causa au compositeur d’avoir été éloigné, toute sa vie durant, de Versailles et de sa cour. Sans doute en raison de la mainmise sur les musiques du roi de Lully, soucieux de conserver son pouvoir et son influence. Peut-être aussi à cause de son affiliation à la maison des Guise, l’une des plus célèbres familles de frondeurs du royaume. Son épitaphe s’en fera l’écho par-delà les siècles, prêtant à d’innombrables interprétations ces quelques lignes de la plume de Charpentier lui-même : « J’étais musicien, considéré comme bon parmi les bons et ignare parmi les ignares. Et comme le nombre de ceux qui me méprisaient était beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui me louaient, la musique me fut de peu d’honneur mais de grande charge. »

Marie de Lorraine, duchesse de Guise et de Joyeuse (identification d’après les albums de Louis-Philippe), estampe d’après un dessin de Bernard Picart, 1686, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © EPV / DR

Nul doute, pourtant, que la liberté que Marc-Antoine Charpentier trouva chez Marie de Lorraine, princesse de Joinville et duchesse de Guise, petite-fille d’Henri le Balafré – celui-là même qui mena la Ligue catholique contre Henri III – servit son inspiration. D’abord en raison des goûts particulièrement raffinés de la princesse en matière de musique. Il fut dit que cette dernière avait, en effet, deux passions : les muses et la religion. Entre les deux, Charpentier bénéficiera de l’espace nécessaire pour faire grandir son style, à nul autre pareil. Dans l’ombre de son hôtel particulier du Marais, à l’emplacement de ce qui est aujourd’hui la rue des Archives, loin des institutions versaillaises (bien que sa musique fût aussi fort appréciée par Louis XIV, et qu’il eût à plusieurs reprises l’occasion d’écrire pour le dauphin).
C’est là que Charpentier laissera libre cours à son imagination. Accommodant aux effectifs qu’il avait sous la main son langage harmonique. Synthèse d’une sensualité polyphonique tout italienne, acquise lors de ses années de formation à Rome, et d’élégance à la française. Déployant son théâtre dramatique et sa riche palette d’émotions dans cet univers domestique. Entre pastorales et drames sacrés.

« Maître à danser des seigneurs et des pastourelles »
C’est dans cette veine que se situe Actéon. S’il a tous les atours du divertissement, ce drame ne saurait être pris à la légère. À quarante ans, celui qui n’a pas encore livré ses principaux chefs-d’œuvre (son Te Deum, David et Jonathas ou Médée) s’y révèle d’une efficacité redoutable. S’il est un prince des métamorphoses, c’est bien lui. Seul musicien capable de vous faire passer, en quelques mesures, de la plus innocente pastorale à la plus cruelle des tragédies. Tout Charpentier est là. Le maître à danser des seigneurs et des pastourelles. Le champion de la polyphonie. Le Raphaël de la complainte. Toute la puissance d’une tragédie lyrique concentrée dans un écrin d’une délicatesse inouïe.

« Seul musicien capable de vous faire passer, en quelques mesures,
de la plus innocente pastorale à la plus cruelle des tragédies.
Tout Charpentier est là.
»

Actéon, par Cornelis Bloemaert, gravure tirée des Tableaux du temple des muses […], par Michel de Marolles, chez Nicolas Langlois, 1655, Paris, Bibliothèque nationale de France. © Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF) / Département estampes et photographie

Une version
« Mademoiselle de Guise »

« Une des premières questions qu’on se pose face à la partition d’Actéon tient au choix de l’instrumentation », explique Chloé de Guillebon qui, pour en rehausser les contrastes, a fait le choix militant de proposer l’ouvrage dans une version « Mademoiselle de Guise ». La présence de parties de flûte mentionnées par le compositeur au moment de la plainte d’Actéon, qu’il pourrait avoir chantée lui-même lors de la création, a pu conduire certains interprètes à songer que l’œuvre n’avait pas été composée pour les effectifs réduits de Marie de Lorraine. Une option que Chloé de Guillebon balaie d’un revers de main. Pour elle, « le nombre de rôles, leur nomenclature et surtout la mention, sur la partition, du nom de Geneviève Brion, qui faisait partie des musiciens au service de la duchesse de Guise, font clairement pencher la balance de son côté. Nous ne le jouerons donc pas avec un gros effectif, comme cela est souvent le cas, mais dans une version beaucoup plus intime. Avec deux dessus de viole, deux flûtes à bec, basse de viole, clavecin et théorbe… Fidèle à l’esprit de la musique composée pour Mademoiselle de Guise. »
Un concert de gala en compagnie de la duchesse de Guise ? « En quelque sorte », conclut la jeune musicienne. Une soirée exceptionnelle, que les spectateurs seront invités à commencer à la Chapelle royale, avec une œuvre tout aussi rare : les Litanies de la Vierge de Charpentier, « dont le raffinement témoigne des nombreux joyaux composés pour Marie de Lorraine qui restent encore à redécouvrir ».

Thierry Hillériteau,
journaliste et critique musical

1 Actéon est le petit-fils de Cadmos, frère d’Europe que Jupiter avait enlevée.

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°26 (avril – septembre 2025).


À VOIR

Marc-Antoine Charpentier, Actéon
Lundi 16 juin, à 20 h
Château de Versailles, galerie des Glaces
2 h, entracte inclus

Tragédie en musique en six scènes sur un livret anonyme inspiré des Métamorphoses d’Ovide, créée en 1684.

Les Litanies de la Vierge de Marc-Antoine Charpentier seront données en première partie, à la Chapelle royale.

Attila Varga-Tóth, Actéon
Clarisse Dalles, Junon
Sarah Charles, Diane
Louise Bourgeat-Roulleau, Daphné
Pauline Gaillard, Aréthuse
Flore Royer, Hyale

Solistes et orchestre de l’Académie de l’Opéra Royal
Chloé de Guillebon, clavecin et direction
Charles Di Meglio, mise en scène


INFORMATION ET BILLETTERIE

Sur le site Internet de Château de Versailles Spectacles
Par téléphone : 01 30 83 78 89
En billetterie-boutique (ouverte du lundi au vendredi, de 11 h à 18 h) :
3 bis, rue des Réservoirs, à Versailles

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