magazine du château de versailles

La Cenerentola,
un opéra culte,
une chanteuse fée

Il y a dans la vie des rencontres heureuses. Celle de Cecilia Bartoli et
de La Cenerentola par exemple à l’Opéra de Zurich en 1997. La fée italienne transcenda alors l’œuvre de Rossini. Vingt ans après cette première rencontre, elle fait ses adieux à cet opéra phare à l’occasion d’une tournée européenne qui passera par l’Opéra royal de Versailles.
« Comme l’Opéra serait merveilleux s’il n’y avait pas de chanteurs ».
Notre critique musical réfute ici cette boutade de Rossini.

Cecilia Bartoli dans le rôle de La Cenerentola, de Rossini. © Château Versailles Spectacles / Salzburger Festspiele – Silvia Lelli

Rossini à vingt-cinq ans certes n’était plus un enfant et ce n’est pas à un tel âge (à ce point-là de sa carrière) qu’il aurait pris le temps de lire Perrault. Il avait dévoré des lectures, gamin, les quatuors de Haydn et ceux de Mozart, la musique à déchiffrer et comprendre, cette musique théorique et sérieuse qui tranchait si fort avec tout ce qu’il avait à faire, pur enfant de la balle : jouer de tout instrument possible (ou convertir l’un en l’autre, si l’autre manquait), être régisseur, choriste, et cetera. S’il a lu dans son peu de loisir, c’est pour se gagner ce surnom d’Il Tedesco (l’Allemand), que lui donnaient ses petits camarades de Conservatoire, moins empressés. Ne nous étonnons pas si sa Cendrillon à lui n’a ni citrouille devenue carrosse, ni pantoufle de vair.

Est-ce croyable ? Si peu enfant, dès l’enfance ? Si programmé ? Si peu Italien ? Lui que, tel que nous le montre sa musique, on peut imaginer sans cesse bondissant, sans cesse distrait, incapable d’aucun suivi, improvisant et bâclant tout en quatrième vitesse ? En 1817 il avait déjà derrière lui (passons sur les pochades ou même chefs-d’œuvre tout un temps disparus, réhabilités depuis) non seulement l’immortel Barbier (qui d’abord fut un fiasco) et les merveilles d’horlogerie burlesque que sont L’Italienne à Alger et Le Turc en Italie, mais le sérieux, le genre noble : Otello qui ne craint pas de s’attaquer à Shakespeare, Tancrède qui met en opéra l’amour courtois, Tancrède dont l’Europe entière (et les salons de Paris : voyez Béatrix de Balzac, voyez Le Comte de Monte Cristo) fredonnait la cavatine (aujourd’hui assez paradoxalement périmée) Di tanti palpiti.

Portrait-charge (caricature) de Gioachino-Antonio Rossini (1792-1868), compositeur, en cuisinier, par Étienne Carjat (1828-1906). © Paris, Musée d’Orsay / RMN-GP (Musée d’Orsay) / Franck Raux

De sa vie, Rossini n’a eu, n’aura jamais, le temps. Un jour il le prendra, une fois pour toutes, remisera sa plume à succès (à tubes, à triomphes) et ne pensera plus qu’à son macaroni, qu’il fourrait de foie gras avec une aiguille spéciale. Et ce n’est pas sa maman, ménagère autant que musicienne, et toujours débordée, qui lui aurait lu des fables. Mais il était né avec deux dons simplement féeriques, qui ne doivent rien à Mozart et Haydn bien lus, et font sa plus vraie, son insolente, incomparable italianità. Un, il avait le rythme (le jarret, l’accélération, le sens quasi hitchcockien du timing, du coup de tension qu’on fait partager au public médusé, et hop, d’un coup d’accélérateur, on l’emballe). L’Europe entière l’appellera « Signor Crescendo », et s’en régalera, comme on se régalera plus tard du suspense hitchcockien. Et deux, le sens du merveilleux. C’est le tout simple (mais si rare) génie d’anticiper, de capter la part d’enfance restée intacte, avidement gourmande, chez le plus blasé, qui vient au spectacle pour qu’on le régale. Regale, en italien, veut dire cadeau. Premier et essentiel cadeau de Rossini, la générosité, la sympathie, immédiates, inépuisables, instinctives. Venez, amis. Place au théâtre. On ne va pas vous montrer l’envers de la défroque de Paillasse, on laisse ça à nos petits enfants véristes. Ni vous conter Peau d’âne, on ne l’a pas lu. Mais on va vous l’inventer. On va vous faire passer de l’autre côté du miroir. Entrez au pays des merveilles. Tous les spectateurs de Rossini sont Alice. Baguette magique, et hop. La musique est fée !

Gioachino Rossini (1792-1868), compositeur entre 1854 et 1860, photographie de Gaspard Félix Tournachon (1820 -1910), dit Félix Nadar. Fonds Félix Nadar ; collection Marie-Thérèse et André Jammes. © Paris, Musée d’Orsay / Dist. RMN-GP / Patrice Schmidt

Les deux opéras pourtant magiques, L’Italienne, La Cenerentola ont dormi leur bon siècle, tels une Belle au Bois piquée par la quenouille de Carabosse. Pour les éveiller il fallait un autre type de fée, la fée chanteuse ; une qui en ait les virtuosités, sans lesquelles Rossini ne serait pas de son époque ; mais qui en ait d’abord la personnalité, l’accent, la verve, le chic, sans lesquels Rossini ne serait pas Rossini. Ce fut Conchita Supervia, diablesse à l’œil (l’œillade) de braise, qui sera aussi la plus atypique, mais la plus Carmen des Carmens. Très éphémère résurrection, mais que quelques disques ont faite immortelle. Ils prouvent que ce feu, cette vitalité insolemment actuelle, c’est possible à l’opéra, et ça a toutes chances d’y vivre, et même flasher. Mais pour La Cenerentola il faudra une fée de plus et une, il faut bien le dire, qui se trouve encore moins : le metteur en scène ; l’artificier en chef, escamoteur de métier, professionnel du trompe-l’œil et horloger de précision, maître ès timing et sorcier ès machines. Ce sera aux années 1970 Jean-Pierre Ponnelle, pour qui un opéra ne pouvait vivre sans le décor qui lui ressemble et qui l’explique, le justifie, le permet ; mais pour qui la musique (et son rythme, son timing) est la première et intouchable vérité ; le chant d’ailleurs, entre ces mille semblants et artifices accumulés, à lui seul dit cette autre vérité, qui n’appartient qu’à l’opéra. Celle des cœurs.

Théâtre Italien : Rossini soutenant à lui seul tout l’Opéra italien, par Eugène Delacroix (1798-1863). © Paris, Bibliothèque nationale de France / BnF, Dist. RMN-GP / image BnF

Quelle est-elle, ici ? Les titres à l’opéra sont moraux : Fedelta premiata, Infedelta delusa chez Haydn, chez Mozart Il Dissoluto punito, La Scuola degli amanti. Ici La Cenerentola, ossia la Bontà in Trionfo. Peau d’âne va nous être conté, l’opéra est une fable, et toute fable a sa morale, n’est là que pour dire cette morale. Ici c’est, hors ironie, à l’exclusion de tout second degré, la Bonté, oui, l’honnête et simple bonté, la bienveillance, l’humble bon cœur qui vont être couronnés. L’héroïne de la féerie est simple, on pourrait même la croire simplette, à côté de ces greluches de sœurs, qui se croient à la mode, comme chez Molière les Précieuses, d’emblée ridicules. À âme honnête, chant honnête : Angelina (c’est le vrai nom de cette Cendrillon), poussant son balai devant l’âtre, se chante un refrain d’autrefois. Ce n’est que dans le sentiment une fois éclos, la situation une fois venue, qu’elle éclatera elle aussi en vocalises, et deviendra chanteuse. Et de plein droit, diva. C’est son sourire, son effacement voulu, osons dire son humilité et sa charité chrétiennes qui feront d’elle la mieux couronnée des héroïnes d’opéra. Ponnelle a eu, d’emblée, une Berganza. Mais c’est comme si, prêt à rejoindre (cruellement tôt, hélas) le paradis des artifices, il avait eu le temps de passer le manteau, nommément, à Cecilia Bartoli. De l’adouber. Comme d’un coup de baguette (on l’a vu dès son premier Chérubin tout en cheveux de Zurich), Ponnelle sorcier (sourcier) avait capté chez l’absolue débutante le double génie : l’agilité, qui flashe, et met tout, d’abord, dans l’œil ; et la bonté. Ce qui sera, presque au-delà des prestiges de la voix, pourtant prodigieux, l’arme absolue de Cecilia, sa marque même, et qui n’est qu’à elle : la gentillesse. N’est-ce pas tout un plein quart de siècle qui a passé depuis ? La verve intacte, l’œil pareil, généreuse comme au premier jour, Cecilia nous fait revivre sa Cendrillon. La Belle au Bois n’a pas une ride. Un opéra devenu culte a retrouvé sa fée.

André Tubeuf

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°10 (octobre 2016 – mars 2017).


À VOIR

Gioachino Rossini, La Cenerentola
Le 24 février à 20 h
Le 26 février à 16 h
Opéra royal
Opéra en deux actes, sur un livret de Jacopo Ferreti. Créé au Teatro Valle de Rome, le 28 janvier 1817.

Distribution :
Cecilia Bartoli, Angelina
Edgardo Rocha, Don Ramiro
Nicola Alaimo, Dandini
Carlos Chausson, Don Magnifico
Ugo Guagliardo, Alidoro
Sen Guo, Clorinde
Liliana Nikiteanu, Tisbe
Chœur Hommes de l’Opéra de Monte-Carlo.
Les Musiciens du Prince

Direction : Diego Fasolis

Réservation sur le site internet de Château de Versailles Spectacles
ou par téléphone au 01 30 83 78 89

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