magazine du château de versailles

Peinture
sans majuscules

Le pavillon Dufour rénové accueille mur d’attente,
œuvre de Claude Rutault commandée par l’Établissement dans le cadre
de la procédure du 1 % artistique. L’installation procède d’un parti-pris : ne rien inventer et travailler avec ce qui est déjà là. Entretien.

Esquisse préparatoire pour mur d’attente. © Claude Rutault

Barcelone-Paris, Nantes-Bruxelles, New York-Genève, Oiron-Marines, Versailles-Versailles… Claude Rutault déploie une ample trajectoire. Les galeries, musées et sites qui l’accueillent sont choisis et l’œuvre sans cesse interroge les lieux mêmes où elle vient s’inscrire… Le travail de Claude Rutault s’est développé à partir d’un principe qu’il désigne comme une définition-méthode initiale « toile à l’unité » (1973) : « une toile tendue sur châssis peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. sont utilisables tous les formats standard disponibles dans le commerce, qu’ils soient rectangulaires, carrés, ronds ou ovales. l’accrochage est traditionnel1. » À Versailles, l’artiste a rédigé et mis en œuvre une proposition nouvelle dans la salle du Passage du pavillon Dufour, au long d’un mur d’une dizaine de mètres de long : « entre 11 et 12 plaques de marbres différents taillées de manière irrégulière. Au-dessus le mur est peint dans une couleur proche de celle de l’ambiance du lieu. Sur ce mur sont accrochés des éléments (5 au plus), trois toiles peintes de la même couleur que le mur et deux plaques de marbre. »

Marc Kopylov : mur d’attente est une œuvre en cours d’installation. Les dessins préparatoires que tu m’as remis m’ont permis de me la représenter, de la « voir ». Au seuil de cet échange, pourrais-tu décrire l’œuvre qui sera bientôt en place dans la salle du Passage ?
Claude Rutault : Faire quelques photos de marbres dans le parcours de la visite. Ce serait la première page avant même le début de cet « entretien » et la première affirmation crédible situant l’esprit de la proposition : ne rien inventer, réfléchir, travailler avec ce qui est déjà là. Le marbre omniprésent, la peinture envahissante. Peinture d’une autre époque, à ne pas discuter. Pour moi, le marbre, lui aussi peinture, domine. C’est le lien, solide, qui tient l’ensemble.
Versailles présente un moment de la confrontation de la peinture et du marbre. Il s’agit de jouer le jeu dans un contexte d’aujourd’hui, un aménagement architectural actuel confronté à une peinture actuelle. La confrontation a lieu avec des marbres, avec ceux qui existent dans la totalité du château. Avec ce mur nous sommes à la fois dans l’aujourd’hui et l’hier, déjà dans le château. Partout il y a confrontation avec de vrais marbres, hier comme aujourd’hui. Nous ne sommes pas dépaysés.

« Versailles présente un moment de la confrontation de la peinture et du marbre. Il s’agit de jouer le jeu dans un contexte d’aujourd’hui, un aménagement architectural actuel confronté à une peinture actuelle. »

Avec ce mur, le rapport entre la peinture et le marbre n’a pas grand-chose à voir avec celui de l’époque de la construction du château, époque où le marbre était considéré comme une décoration, comblant les vides non pourvus de peinture.
Ce qui est proposé ici, dans cet aménagement contemporain, c’est la confrontation possible, en ce qui me concerne, entre peinture et marbre, dans la logique de mon travail de peintre qui joue aussi bien avec la toile peinte (de la même couleur que le mur) qu’avec la toile non peinte, le marbre étant considéré comme peinture sans avoir été peint. Nous sommes ici au plus loin du ready-made, aussi loin que de la mode du faux marbre, peint, au XIXe siècle en particulier. Refus de l’un et de l’autre.
La présentation à Versailles met plusieurs éléments en jeu. D’abord le mur recouvert en partie par une douzaine de plaques de marbres de différentes provenances et de différentes couleurs. Accrochées au-dessous de ce mur des toiles ovales – portraits peints de la même couleur que lui. Sont également accrochées deux plaques de marbre aux dimensions des formats figures classiques de la peinture.

Le marbre était déjà présent lorsque tu es intervenu, en 2001, dans le pavillon de Mies van der Rohe à Barcelone. Peux-tu nous rappeler comment la peinture l’interrogeait alors ?
La première expérience a eu lieu dans le pavillon de Mies van der Rohe de Barcelone en 2001-2002. Deux grandes toiles laissées brutes, non peintes, étaient posées face contre le grand mur central, onyx rouge, toiles et mur se nommant réciproquement comme peinture.
L’expérience jouait avec la forme des toiles, aucune n’était rectangulaire, se situant ainsi en décalage sensible avec l’architecture. Comme dans le pavillon lui-même rien n’était peint, toutes les toiles ont été laissées brutes. Contre le grand mur central en onyx rouge (il en existe du blanc), j’avais posé contre le mur deux grandes toiles le recouvrant presque. Appuyées face au marbre, les deux matériaux se nommaient ainsi comme peinture.

Vue de l’exposition « la traversée de la peinture », Château d’Oiron, France, 2011. © Photographies Frédéric Pignoux

Comment as-tu choisi les marbres et d’où viennent-ils ?
J’ai choisi le marbre parce qu’il est omniprésent à Versailles tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. J’essaye toujours de prendre les choses telles qu’elles sont, de ne rien inventer. J’ai fait plusieurs fois le tour des salles et j’ai voulu dans ce travail élargir le spectre. Je suis allé à Vérone, dans une entreprise de marbres qui propose un choix extraordinaire. J’y ai sélectionné des marbres de différentes provenances, couleurs, veinages, excluant toutefois le marbre blanc de carrare inapproprié à cette œuvre.

Interroges-tu aussi le marbre comme support de peinture, peinture en soi ?
Il y a d’abord la volonté de rester dans le lieu, dans cet esprit où domine le matériau, aussi m’en distinguer. J’aurais pu peindre des faux marbres mais je ne suis pas dans la dérision. C’est le propos du pavillon de Barcelone traité d’une autre façon. Peinture et marbre coexistent, se renvoient la balle, créant une unité sans se confondre ni empiéter sur le territoire de l’autre. C’est encore Versailles.

Qui a choisi la couleur du mur ?
Je ne choisis jamais la couleur des murs. C’est un principe. Je suppose que c’est Dominique Perrault, en fonction de l’aménagement architectural – il y a par exemple d’imposants lustres dorés aux formes contemporaines, métalliques. Je prends toujours le mur tel qu’il est. Cela ne veut pas dire que je considère toutes les couleurs de la même façon, mais que je délègue, reportant le choix sur le preneur en charge de mon œuvre. J’ai appliqué ici la même règle.

Vue de l’exposition « la traversée de la peinture », Château d’Oiron, France, 2011. © Photographies Frédéric Pignoux

Au fil des ans il faudra repeindre. La couleur n’est pas fixe, il y en aura d’autres… dans ton projet tu parles de quatre ou cinq toiles. Ce nombre pourra-t-il évoluer ? Pourrais-tu nous dire un mot de l’œuvre comme espace en permanent mouvement ?
Bien sûr, il faudra repeindre un jour ou l’autre, mais sans doute de la même couleur. Cela n’a rien à voir avec ce qui peut se jouer avec un particulier qui n’a aucune réelle contrainte pour modifier la couleur d’un ou plusieurs murs de son appartement. De même pour les toiles. Le temps à Versailles est différent du temps quotidien. On est en permanence tiré vers un vague passé dont personnellement je n’ai aucune nostalgie.

Pourquoi existe-t-il un tel contraste entre les formes classiques – le rectangle et l’ovale pour les toiles et les plaques de marbre accrochées au mur – et l’irrégularité de cime des marbres, dont l’aspect « paysage de montagne » ne manque pas de frapper ?
J’utilise le plus possible les formats standards de la peinture. Ici des formats figure, rectangulaires et ovales. Les ovales s’inscrivent dans le rectangle.
Pour la partie haute du marbre, il y a deux raisons. D’abord, à Vérone, j’ai vu quantité de grandes plaques de marbre aux formes irrégulières, non rectifiées, taillées ou plutôt sciées dans de gros blocs. J’aurais aimé les utiliser telles quelles. Difficile. Très. Je voulais éviter un aspect trop géométrique en même temps que des formes arrondies auraient été ridicules. J’ai donc pensé que ces éclats irréguliers dans la partie haute étaient ce qu’il y avait de mieux. Cela dit il n’y a pas de recherche de forme, c’est venu comme cela. D’ailleurs les plaques n’ont pas un aspect rectangulaire. Aucune n’est taillée droit, dans le même esprit, peut-être un peu baroque.

En 2007, tu intervenais dans les jardins du château, en proposant une promenade à travers une suite de plaques de marbres différents posés à plat dans le bosquet des marronniers. Par ailleurs, quasi simultanément, tu proposais une promenade au milieu de toiles posées à plat sur des tréteaux au musée de Brest. Peux-tu nous parler de ces œuvres ?
Il y a en effet un rapport entre les peintures du musée de Brest mises à plat sur des tréteaux et les plaques de marbre dans le bosquet des marronniers. Là encore je considérais le vrai marbre comme de la peinture au contraire des faux marbres qui ne sont rien du tout, ni marbre ni peinture, simple décoration sans épaisseur.
La position horizontale, tant pour Brest que pour le bosquet des marronniers m’intéresse énormément dans la mesure où, dans cette posture, le regard glisse. Le regard n’est plus bloqué. C’est un peu la même chose pour la toile peinte posée à plat sur deux tréteaux devant une fenêtre, toile par-dessus laquelle le regard passe pour regarder le paysage. Inutile de peindre le paysage qui est regardé sous l’angle de la peinture. L’artiste n’impose pas sa vision, mais le spectateur se fait son idée du paysage.
C’est encore un peu semblable avec les ovales peints de la même couleur que le mur. Le spectateur peut tout à fait imaginer dans ce cadre la figure d’un être cher, sans avoir l’obligation d’admirer un portrait d’un inconnu qui entend le rester.

Bien avant Barcelone, Brest, le bosquet des Marronniers… tu es intervenu dans la chambre du roi à Oiron – un château qui frappe par ses « ressemblances », toutes proportions gardées, avec Versailles. Quel lien fais-tu entre l’œuvre en place là-bas et l’œuvre présente ?
La chambre du roi du château d’Oiron est l’une de mes œuvres préférées parce qu’elle aurait pu, presque, être réalisée à l’époque de la construction du château. C’est en fait le plafond à caissons, surchargé au point qu’on peut avoir une petite appréhension qu’un morceau vous tombe dessus, avec lequel, au regard de mon travail, j’avais perdu d’avance.

Vue de la chambre du Roi du château d’Oiron, Deux-Sèvres, 1992.
Commande publique du Centre national des arts plastiques, ministère de la Culture et de la Communication. © Photographie Laurent Lecat

J’ai donc eu l’idée d’encastrer un certain nombre de toiles qui affleuraient la surface du mur, toiles peintes de la même couleur que le mur. On ne voit donc que le dessin. Je reprenais un certain nombre de figures classiques de la peinture, batailles, portraits, paysages… si bien qu’il est possible de traverser la salle sans rien voir ! J’avais repris la couleur d’origine qui est aujourd’hui vieillissante, ce qui la rend encore plus crédible.

Propos recueillis par Marc Kopylov,
éditeur qui a publié plusieurs ouvrages de Claude Rutault aux éditions des Cendres.

1 Claude Rutault, dont l’œuvre écrite compte plus d’une centaine de titres et milliers de pages, a pour habitude de ne jamais utiliser de capitales dans ses textes. Nous avons respecté cette règle dans la transcription de ses réponses à nos questions.

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°8 (octobre 2015 – mars 2016).


À VOIR

mur d’attente
L’œuvre est située au rez-de-chaussée du pavillon Dufour.
Elle est visible par tous les visiteurs à la sortie du Château.

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