Samedi dernier, 22 novembre, le Prix château de Versailles du livre d’Histoire a été dévoilé au théâtre Montansier, à Versailles.
Il a désigné comme lauréat l’auteur américain Robert Darnton,
éminent spécialiste de l’histoire culturelle en France au XVIIIe siècle,
pour son livre L’humeur révolutionnaire, Paris 1749-1789 (Gallimard).
Membre du jury, Marie-Karine Schaub nous en décrit toute la portée.

L’arbre de Cracovie, 1760, estampe issue du recueil de la collection Michel Hennin : Estampes relatives à l’histoire de France, t. 104, Paris, Bibliothèque nationale de France. © Bibliothèque nationale de France (BnF) / Département Arsenal
Dans ce nouvel ouvrage, Robert Darnton propose une enquête monumentale sur l’humeur et l’état d’esprit des Parisiens depuis la paix d’Aix-la-Chapelle, en 1748, jusqu’à la Révolution française. Paris bruisse alors de paroles multiples.
La formation progressive d’une conscience collective
À partir de ses livres précédents et d’une masse considérable d’archives – correspondances privées, pamphlets et affiches, chansons et épigrammes, nouvelles à la main et journaux – il reconstitue un kaléidoscope fait de perceptions individuelles. Tissées toutes ensemble, celles-ci permettent de prendre le pouls de l’opinion publique à l’époque. Elles révèlent la formation progressive d’une conscience collective, au sens où Émile Durkheim l’a définie : « l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société ».

Gravure relative à la suppression de l’ordre des Jésuites, thème du chapitre X du livre de Darnton (p. 107) : « C’en est fini des Jésuites ». Estampe issue d’un recueil édité entre 1759 et 1764, Paris, Bibliothèque nationale de France. © Bibliothèque nationale de France (BnF) / Département Estampes et photographie
L’ouvrage s’organise autour de quarante-six vignettes présentant des cas concrets pour réfléchir à la manière dont les événements se sont déroulés dans un contexte très précis. Le tableau ainsi composé permet de saisir un climat, une ambiance faite de bruits, de rumeurs, de murmures, de chansons et d’émotions. Dans la capitale, en effet, la communication se diffuse alors plus largement qu’auparavant, par l’écrit – affiches, pamphlets et ouvrages – comme par l’oral – circulation de chansons sur une douzaine d’airs connus de tous les Parisiens, lectures publiques de discours souvent théâtralisés.

Vue de la terrasse de Mr. Franklin à Passy, 1783, Le Vachez éd. Estampe issue d’un recueil sur l’histoire des ballons, t. I, Paris, Bibliothèque nationale de France. © Bibliothèque nationale de France (BnF) / Département Estampes et photographie
Moments d’observation
Robert Darnton y montre comment les événements, des plus célèbres – l’affaire Calas, la célébration de la fin de la guerre de Succession d’Autriche en 1748, les différentes crises frumentaires, l’envol de la première montgolfière – à ceux moins connus – réactions à la publication de certains ouvrages des Lumières –, deviennent des moments d’observation privilégiés pour saisir la manière dont les Parisiens interprètent l’actualité et la construisent. L’intérêt de cet ouvrage tient non pas tant à la description de l’événement lui-même qu’à sa construction par les acteurs et à sa réception puisque « la perception des événements était inhérente aux récits des événements eux-mêmes ». L’auteur suit le cheminement des rumeurs qui naissent, circulent, se transforment et enflent parfois tellement qu’elles en viennent à provoquer des troubles. Ainsi, un pamphlet favorable au gouvernement lu au Café de Foy est critiqué, finit en cendres devant une foule enchantée et devient enfin un acte de contestation publique.

Illustration sur la guerre des farines tirée d’un livre d’Henri Martin, Histoire de France populaire, t. 3, p. 277, Paris, Furne, Jouvet et Cie, 1868-1885, Paris, Bibliothèque nationale de France. © Bibliothèque nationale de France (BnF) / Département Philosophie, histoire, sciences de l’homme
Une « fermentation des esprits »
Dans ce siècle où l’opinion publique constitue désormais un élément majeur du champ politique et culturel, une part croissante de la population parisienne sait lire les brochures ou les affiches qui ornent les murs de la capitale. Parallèlement, les chansons colportent les nouvelles dans tous les quartiers. Certains lieux symbolisent cette circulation : l’arbre de Cracovie, marronnier planté dans le jardin du Palais royal, réunit chaque jour les « nouvellistes à la bouche » qui y échangent les dernières nouvelles et auprès desquels de simples habitants de Paris viennent se renseigner pour, à leur tour, diffuser les informations dans d’autres lieux comme les bancs du jardin des Tuileries ou du Luxembourg. Cette fermentation des esprits s’alimente également de la publication d’informations tenues encore secrètes, comme le Compte rendu au Roi par Necker, rendu public en 1781. Elle permet l’émergence d’une culture contestataire, le tumulte de la rue échappant souvent à la censure.

Marie-Karine Schaub durant les délibérations du jury du Prix château de Versailles du livre d’Histoire. © EPV / Didier Saulnier
Le livre multiplie les vignettes concrètes, au titre desquelles les pages consacrées au premier vol en montgolfière à partir du bois de Boulogne en 1783 font figure d’exemple. Elles témoignent de l’enthousiasme qui précéda l’événement, de la « frénésie » des Parisiens ce jour-là, de la production des chansons qui l’accompagnèrent et enfin des troubles qui parachevèrent ce cycle. En dialogue permanent avec les anthropologues et les sociologues, s’appuyant sur des jeux d’échelles, Robert Darnton assume une histoire-récit où la narration est tout aussi accessible qu’érudite. Il met ainsi en lumière un double mouvement de prise de conscience collective et de rejet des élites qui prépare les esprits aux bouleversements révolutionnaires.
Marie-Karine Schaub,
maîtresse de conférences-HDR en histoire moderne à l’Université Paris-Est Créteil

© EPV / Didier Saulnier
À LIRE
Robert Darnton, L’humeur révolutionnaire, Paris 1749-1789, Paris, éd. Gallimard, 2024.