Les dirigeants de ce monde se sont assis dessus. Une récente campagne
de récolement a fait ressurgir des réserves du Grand Trianon l’un des témoignages les plus originaux des grandes heures de la Ve République : des chaises pliantes conçues pour les réceptions.

© Château de Versailles, Dist. RMN / Christophe Fouin
C’est le conservateur en chef du musée Gérald Van der Kemp, dans un souci caractéristique du détail, mais aussi du panache, qui est à l’origine de cette commande. Il y pensa dès les prémices, en 1959, du projet porté par le général de Gaulle et André Malraux : faire de Trianon une résidence pour les chefs d’État étrangers en visite.

Chaise « Vogt » dans la galerie des Cotelle, au Grand Trianon.
© Château de Versailles, Dist. RMN / Christophe Fouin
Des chaises pliantes à coussins de soierie afin de donner un caractère simple mais luxueux
Si l’aile sud est ainsi destinée aux futurs appartements des délégations étrangères, l’aile nord sera réservée aux réceptions données en leur honneur, avec, comme point de mire, la galerie des Cotelle, longue de quelque cinquante-trois mètres : « Il faut également, puisque cette galerie servira de salle à manger d’apparat pour les grandes réceptions gouvernementales du chef de l’État, commander 200 chaises pliantes à coussins de soierie afin de donner un caractère simple mais luxueux, en harmonie avec la pièce, et de rompre définitivement avec la fâcheuse habitude de louer des chaises en bambou doré ou noir dans les maisons parisiennes spécialisées, et qui détruisent complètement toute beauté aux réceptions assises », affirme Van der Kemp dans un rapport, qui précise également que « ces sièges d’ailleurs serviront également aux déjeuners d’été sous la Colonnade et seront fort probablement empruntés très souvent par le Mobilier national pour les grandes réceptions à Paris, Rambouillet, etc. »1. Car c’est bien au musée, et à sa direction, que reviendra paradoxalement l’apport et l’entretien du mobilier d’appoint nécessaire aux activités étatiques du Grand Trianon dont les travaux de restauration, titanesques, débutent en 1963 pour une durée de trois ans2.

© Château de Versailles
Un style qui s’accorde avec la galerie des Cotelle
Budgétisé à hauteur de 180 000 francs la même année3, le marché des fameuses chaises n’est finalement passé qu’en septembre 1965. Le choix de Van der Kemp – on aimerait y voir là un conseil avisé d’Henri Samuel, le grand décorateur qui supervise l’aménagement des salons de Trianon – s’est alors porté sur Pierre Vogt (1912-1986), dont l’atelier « Port-Royal » se trouvait rue Desnouettes, à Paris4.
Originaire de Niederbruck dans le Haut-Rhin, fils d’un industriel devenu sculpteur et élève d’Antoine Bourdelle5, Pierre Vogt s’est, en effet, spécialisé dans la confection de sièges pliants de style de très haute qualité. Certains de ses modèles déposés connaîtront un franc succès. Celui proposé pour le Grand Trianon, de style officiellement « Empire Revival » – mais volontiers Directoire pour s’accorder au mieux avec les consoles de Marcion de la galerie des Cotelle – est tout à fait dans la lignée des productions contemporaines de Jansen ou de Georges Geffroy. La structure est en bois de hêtre (un modèle en acajou avait été envisagé) peint en blanc mat rehaussé d’or à la feuille et les ornements (extrémités et pieds) en bronze doré. Le dossier devait figurer une palmette, finalement remplacée par deux cygnes dorés adossés. L’assise, montée sur sangles élastiques et garnie de mousse de latex, est recouverte d’un drap cerise s’accordant avec la soie cramoisie sélectionnée pour les pliants et les rideaux de la galerie restaurée.
Facturées 260 000 francs, les deux cents chaises seront livrées le 12 janvier (dont un exemplaire réservé à Van der Kemp) et le 13 mai 19666. Mis en difficulté par les retards de paiement de cette commande prestigieuse, Pierre Vogt finira par déménager son activité à Montrouge, et se concentrera sur la restauration de mobilier ancien.

Table du déjeuner donné pour le prince Philip, duc d’Édimbourg, dans le salon des Glaces au Grand Trianon, le 20 décembre 1966. Archives du château de Versailles. © Château de Versailles (dist RMN-Grand Palais)
Pompidou, Giscard-d’Estaing, Mitterrand et bien d’autres…
À Trianon, les chaises « Vogt » seront inaugurées dans le salon des Glaces lors d’un déjeuner en l’honneur du duc d’Édimbourg, le 20 décembre 1966. Il faudra attendre le 15 juin 1970 pour qu’elles soient utilisées, en l’honneur du couple Ceausescu, dans le cadre voulu de la galerie des Cotelle.

Première de couverture de la revue Jours de France du n°910 [mai 1972], éditée par Le Figaro. © Château de Versailles, Dist. RMN / Christophe Fouin
Elles y figureront systématiquement lors de la quinzaine de dîners organisés à Trianon sous la présidence de Georges Pompidou. Sollicitées régulièrement pour des déjeuners diplomatiques dans d’autres lieux (salon des Jardins ou de la chapelle) durant toute la décennie 1970, les chaises connaissent un surclassement au temps de Giscard-d’Estaing, quand elles sont réquisitionnées pour la galerie des Glaces, au château. Elles y sont aussi vues au soir du 4 juin 1982, lors du dîner clôturant le G7 mitterrandien.
La présidence de la République se désintéressant, dans les années 1980, du Grand Trianon, l’utilisation des « Vogt » se fait de plus en plus sporadique. Celles-ci apparaissent pour un rare dîner offert dans le salon des Glaces en l’honneur de Mikhaïl Gorbatchev, le 3 octobre 1985, et, après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, c’est au soir du 5 février 1992 qu’elles sont sorties une dernière fois dans la galerie des Cotelle lors d’un dîner offert à Boris Eltsine. Elles sont alors limitées à la table présidentielle, les autres convives devant se contenter de chaises en bambou de location, tant abhorrées par Van der Kemp.

Boris Eltsine reçu par François Mitterrand au Grand Trianon pour un dîner, le 5 février 1992. © Droits réservés
Reléguées en réserve, victimes de l’impitoyable marche du temps qui les qualifierait désormais de « kitsch », les robustes chaises « Vogt » n’en demeurent pas moins les vestiges d’une certaine époque. Outre d’un savoir recevoir à la Française, elles témoignent d’un « grand goût » des années 1960 qui voulait voir dans la restauration du Grand Trianon, dont elles sont l’ultime création mobilière, l’accomplissement, tant scientifique que décoratif, d’une œuvre d’ensemble.
Nicolas Personne,
responsable de la photothèque de la conservation.
1 Gérald van der Kemp, rapport du 7 octobre 1959, repris en 1962. Service des archives du château de Versailles.
2 Lettre du directeur du cabinet d’André Malraux précisant l’aménagement mobilier du Grand Trianon, 28 avril 1964. Archives nationales.
3 Budget 1963/1964. Service des archives du château de Versailles.
4 Service des archives du château de Versailles.
5 Et commanditaire de la célèbre Vierge d’Alsace de Niederbruck.
6 Inscrites derechef sur les inventaires du musée (V 4288 puis VMB 14769).

Dîner en l’honneur du Shah d’Iran dans la galerie des Glaces, 24 juin 1974. © Château de Versailles