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Au-delà du Grand Tour

Le Prix château de Versailles du livre d’histoire a récompensé en 2024 l’essai de Gilles Montègre, Voyager en Europe au temps des Lumières. Membre du jury, l’historien et spécialiste de la monarchie Joël Cornette nous expose les raisons de ce choix.

Vue d’un fleuve de lave qui descendit du Mont Vésuve vers Resina, le soir du 11 mai 1771, illustration de Pietro Fabris publiée dans Campi Phlegraei, par William Hamilton, pl. 38, 1776, Claremont (États-Unis), The Claremont Colleges Library.

L’essai de Gilles Montègre fait du voyage un objet d’histoire à part entière. Le jury réuni par le château de Versailles a été sensible à l’originalité, à l’ampleur, à la qualité d’une réflexion sur les Lumières, saisies à l’aune de leur ouverture inédite sur le monde. Cette ouverture, en témoigne le succès des Rêveries d’un promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau et des multiples récits de voyage publiés tout au long du XVIIIe siècle.
Si l’étude repose sur un corpus considérable de deux cent cinquante-quatre écrits de voyageurs – dont quarante-deux manuscrits issus pour la plupart des archives de l’Académie des sciences et celles du Muséum national d’Histoire naturelle –, un fil d’Ariane guide le lecteur : les quatorze cahiers de voyage, méconnus, du Bordelais François de Paule Latapie (1739-1823). Ce fils de notaire était un protégé de Montesquieu. Sa traduction, en 1771, d’un livre de Thomas Whately, L’Art de former les jardins modernes ou L’Art des jardins anglais, a fait de lui l’introducteur, un peu oublié, de la vogue des jardins à l’anglaise en France. Dans les années 1770, Latapie est allé, en effet, successivement en Angleterre, puis dans le sud de la France et en Italie. Il a intitulé Éphémérides l’essentiel de ses manuscrits où il rend compte, avec la rigueur d’un entomologiste, de ses rencontres et de ses pérégrinations, notamment un extraordinaire Tableau des objets d’observation pour un voyageur.

Tableau des objets d’observation pour un voyageur. Un Etat et un Païs, par François de Paule Latapie, s. d., archives privées. © APFL (Archives privées de la famille Latapie) / Photo Gilles Montègre

Une « société du voyage »
Dans cet ouvrage, dont la richesse et la densité n’altèrent nullement le plaisir de la lecture, il ne s’agit pas seulement d’analyser ce qu’on appelle le « Grand Tour », réservé aux jeunes aristocrates, conçu pour développer leur culture classique au contact des villes capitales, des monuments et des cours des princes. C’est une autre et nouvelle « société du voyage », plus démocratique, qui se découvre peu à peu tout au long des pages, entraînant le lecteur dans toute l’Europe, avec une attraction particulière pour l’Italie, les îles et les rivages de la Méditerranée. Chapitre après chapitre, au fil des chemins et des routes
– la marche à pied est ici privilégiée –, Gilles Montègre propose une étude de tout ce qui constitue les composantes d’un périple au ras du sol.

Avant la photographie, les « lunettes du voyageur »
C’est d’abord une expérience sociale : qui voyage et arpente les chaussées de l’Europe ? Des femmes, des savants, des artisans, des aventuriers, des philosophes, des domestiques… Qui sont ceux que rencontrent les voyageurs et quels en sont les effets ? Avec quelles motivations ? Voyager incognito ou, au contraire, comme pèlerin ou franc-maçon, se déplacer pour des raisons de santé, en vue du libertinage (tel Casanova), pour l’aventure… Au cœur du livre, les « lunettes du voyageur » : ce qu’ils retiennent de leur expérience au loin, sous forme de descriptions, de mesures, de collections, de classements, etc. C’est un art de l’espionnage industriel qui permet des transferts de savoirs, la découverte de l’altérité, des sociétés comme du milieu naturel…

« C’est d’abord une expérience sociale :
qui voyage et arpente les chaussées de l’Europe ?
»

Émotions et réflexion
Les pages consacrées aux « émotions en mouvement » – les plus fortes du livre – analysent comment les voyageurs vivent intérieurement le nouveau rapport au monde qu’ils découvrent hors des itinéraires réglés, au contact des marges : la Sicile ou la Corse, les Highlands ou la Laponie. Cette dimension émotionnelle passe par l’activation des cinq sens, mais aussi par l’exaltation esthétique face à un monument ou un paysage. La fascination pour l’antique, notamment avec la découverte de Pompéi et d’Herculanum, occupe ici une place centrale, mais également le choc provoqué par les désordres de la nature telles les éruptions du Vésuve, à partir des années 1760.
Quant à la diversité des régimes politiques des pays traversés, elle suscite bien des interrogations et contribue à aiguiser l’esprit critique, depuis l’expérience républicaine en Suisse et en Hollande, miroir inversé de l’absolutisme royal, jusqu’au despotisme en Espagne et à Rome, sans oublier la liberté de la presse à Londres : le voyage est un véritable laboratoire de la pensée politique. Le jeu des affects qui se donne à lire dans les archives du voyage nous aide à mieux comprendre certains ressorts, notamment ceux de la Révolution.

© Éditions Tallandier

Par sa démarche aussi méthodique que sensible, ce livre est une magnifique et pénétrante introduction au siècle des Lumières, et plus encore : à l’heure où les défis environnementaux mettent en question les effets néfastes d’un tourisme de masse, cet essai est une invitation à expérimenter une autre manière de voyager, moins pressée, plus curieuse, avant tout respectueuse des hommes et de la nature.

Joël Cornette,
professeur émérite de l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°26 (avril – septembre 2025).

 


Le Prix château de Versailles du livre d’histoire a pour vocation de soutenir et mettre en lumière la recherche historique avec, comme cadre chronologique, les XVIIe et XVIIIe siècles. Pour cette septième édition, cinq ouvrages avaient été sélectionnés pour être présentés au jury :

                • Julien Wilmart, Les Mousquetaires du roi. Une troupe d’élite au cœur du pouvoir, Paris, éd. Tallandier, 2023.
                • Charles-Éloi Vial, Marie-Antoinette, Paris, éd. Perrin, 2024.
                • Loris Chavanette, Le 14 juillet de Mirabeau. La revanche du prisonnier, Paris, éd. Tallandier, 2023.
                • Xavier Le Person, Le Grand Condé. Un exil pour l’honneur, Paris, éd. Fayard, 2023.
                • Gilles Montègre, Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la liberté, Paris, éd. Tallandier, 2024.

Prix organisé en partenariat avec le magazine Historia


À LIRE
Gilles Montègre, Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la liberté, Paris, éd. Tallandier, 2024.

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